Les Essais de 1595 : leçons de variantes
Mise à jour du 02/12/2025
- En attendant une introduction plus ample, cette présentation expose les principes et les premiers résultats d’une édition numérique des Essais de 1595 (posthumes), en cours depuis 2017, actuellement en version beta. La recherche et la collation des exemplaires existants, entreprise avec John O’Brien, n’est pas encore achevée et ne prétend pas reprendre l’historique des variantes depuis la toute première édition des Essais en 1580, puisqu’elles sont signalées dans l’édition de la Pléiade (2007).
Retour à 1595
- Après la fin théorique du projet « Montaigne à l’œuvre » (MONLOE) financé par l’Agence Nationale de la Recherche pendant trois ans sans prolongation (2012-2014), cette publication prévue à partir de l’exemplaire conservé au Musée Plantin-Moretus d’Anvers (cote R. 40.5) a été retardée par l’absence de personnel affecté à son encodage et à son ergonomie. Elle n’a pourtant pas été abandonnée et une première couche d’encodage a pu être réalisée en 2019. Elle se poursuit grâce aux crédits de l’équipex (équipement d’excellence) Biblissima (2012-2021) et Biblissima+ (2021-2029). Le rythme est d’autant plus lent qu’il a fallu reprendre l’inventaire systématique non seulement des corrections manuscrites attribuées à Marie de Gournay pour choisir celles des leçons qui nous paraissent les meilleures, tout en montrant les autres, mais aussi des variantes ou corrections imprimées, plus difficiles à repérer. Il s’agissait moins de relancer le vieux débat, et néanmoins inévitable, sur les mérites respectifs de l’Exemplaire de Bordeaux (EB) et de 1595, déjà bien exposés par les éditeurs de ces textes, que de donner à voir l’édition posthume dans ses variations et son instabilité. La représentation, même par l’outil informatique, d’un objet en mouvement est d’autant plus délicate : un affichage de tous les témoins (nous en sommes actuellement à 90) donnerait le vertige, et nous sommes toujours à la recherche d’un modèle de regroupement ergonomique auquel nous réfléchissons dans le cadre du Cluster 5b (édition de textes) de Biblissima plus.
- C’est seulement après la numérisation de l’exemplaire d’Anvers en 2014, mis en ligne en 2016 sur le site des « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » et du Musée, que la comparaison avec la transcription anonyme d’un mystérieux « Trismégiste » (1997 ou 1998) a pu commencer, afin que nous puissions encoder les variantes avec un balisage en XML-TEI selon les principes appliqués dans l’édition génétique de l’Exemplaire de Bordeaux (EB) par Alain Legros et moi-même (2015) [Legros 2017]. Bien qu’Anvers ne montre qu’un nombre limité de variantes et corrections (168 à ce jour) comparativement aux milliers de retouches et additions visibles sur EB, la complication vient surtout des leçons imprimées, dont Richard Sayce avait déjà fait remarquer l’intérêt dans son article de 1974 en fournissant un relevé presque exhaustif. Celui-ci a été complété dans la Descriptive Bibliography [1983 : 7A , 7A† « fully corrected in ink by Marie de Gournay », et 7B], puisque 33 exemplaires avaient alors été examinés.
- La première tâche consistait dans le repérage et le classement du lot le plus précoce des corrections effectuées sous presse (46 avérées et 16 indécises) : l’une d’elles avait attiré mon attention, la substitution (mais dans quel sens ?) de la leçon un peu plate « … communication d’un amy » par l’exclamation qui évoque douloureusement La Boétie, « O mon amy ! », alors que ni l’une ni l’autre ne figurent sur l’Exemplaire de Bordeaux [Demonet 2023]. Ces deux versions, qui se répartissent environ entre 60% (41 L’Angelier + 14 Sonnius = 55 « un amy ») et 40% (23 L’Angelier + 15 Sonnius = 38 « O mon amy ! ») invitent à évaluer statistiquement et qualitativement, le plus grand nombre d’exemplaires accessibles, dont 6 n’ont pas de page de titre. Les interventions de Marie de Gournay dans la publication de l’œuvre de son « père », effets d’une fidélité revendiquée, sont constatables la plupart du temps dans les passages absents d’EB ou particulièrement intimes [Legros 2019], mais la « fille d’alliance » est parfois allée au-delà de la nécessaire adaptation aux pratiques éditoriales. Pourtant, il est difficile de voir dans son souci d’améliorer le texte une évidente stratégie d’autopromotion [Millet 1996, Blum 1997, Desan 1997], car il y a trop de passages nouveaux ou réécrits dans 1595, « indices d’un travail auquel il est tentant de penser que Montaigne ne leur était pas étranger » [Céard 2003 : 93]. Ces indices n’échappent pas tous au soupçon, d’autant plus que des interventions des différents « agents » (copistes, lecteurs d’atelier) ne sont pas à exclure : qui donc a lu « souuent = souvent » au lieu de « sonent », pourtant indiscutablement et authentiquement tracé sur EB (I, 40, f. 104v) ? [Demonet 2020].
Marie de Gournay correctrice
- En 2014, John O’Brien a publié un article décisif qui décrit un autre exemplaire amplement corrigé par Marie de Gournay, celui de l’Université de Maynooth (Irlande), inconnu des excellentes éditions modernes de 1595 (La Pochothèque 2001 établie d’après BnF Z1280, et La Pléiade 2007 d’après BnF Z Payen 15). Les corrections en sont beaucoup plus tardives (1625), dans l’intention d’offrir un exemplaire amendé : elles ne sont pas toutes identiques à celles d’Anvers. En particulier, Maynooth contient une réécriture et une réduction inédites du fameux éloge de Marie de Gournay ajouté à la fin du chapitre « De la présomption » (II, 17, p. 439) qui a alimenté les doutes sur son authenticité, et de là sur celle de l’édition tout entière. La numérisation complète de cet exemplaire a pu être réalisée et nous être communiquée par l’université de Maynooth, avec l’autorisation de mise en ligne. Actuellement, les ressources humaines nécessaires à la préparation des fichiers font défaut, d’autant plus que la refonte en cours de toutes les bases des Bibliothèques Virtuelles Humanistes demande de modifier les métadonnées et les processus d’affichage.
- Ainsi, l’édition en ligne des Essais de 1595 se fondera principalement sur Anvers, mais aussi sur Maynooth qui n’en est pas une exacte reproduction, en complétant par d’autres exemplaires, car nous ne pouvons pas vraiment choisir, comme les médiévistes, entre la méthode dite « lachmanienne » (reconstituer un exemplaire idéal) et la méthode dite « bédiériste » (fournir le meilleur témoin), ni aller au-delà du lisible dans la présentation de variantes désormais moins négligées [Cerquiglini 1989].
- Avec cette édition posthume, peut-on encore dire qu’il s’agit d’un « Montaigne à l’œuvre », puisque le travail éditorial de Marie de Gournay est indubitable, avec un résultat qui diffère souvent de ce que l’on peut voir sur L’Exemplaire de Bordeaux (EB) ? Ce travail n’est pas lui-même exempt d’inconstance, comme le montrent les variations dans la bonne dizaine d’éditions des Essais dont elle est responsable [Blum 1997, 2018]. La collation des exemplaires de 1595 révèle que cette édition n’est pas non plus définitivement figée, et dans la préface de la dernière, en 1635, Marie de Gournay assure qu’elle est revenue au « vray exemplaire » (page de titre), cet « in-folio, dont [elle] vit toutes les épreuves » (f. ¶¶¶3v), c’est-à-dire celle de 1595. Il suffirait donc, pour savoir quels étaient ses choix ultimes, de recourir à 1635, sauf que celle-ci existe en deux états, avec des variantes et corrections, y compris manuscrites. Quel(s) exemplaire(s) de 1595 avait-elle conservé(s) ? Elle avait déjà envoyé Anvers et Maynooth à ses correspondants.
- Sans que sa fréquence constitue une preuve irréfutable, une correction imprimée qui se retrouve dans une majorité d’exemplaires aura probablement été intégrée sur une majorité de feuilles, donc considérée comme précoce. Par exemple, « fureur et injustice » corrigé avec raison en « faveur et injustice » (II, 17, p. 421-18). Inversement, une correction qui ne se constate que sur un petit nombre d’exemplaires sera probablement tardive, la majorité des feuilles ayant été imprimée avant cette intervention, en tenant compte de l’ordre de correction des rectos et versos des feuillets non assemblés en cahiers de trois (ternions). Par exemple, « Sieur » remplacé par « Seigneur » (I, xii, p. 26-20), leçon de 1588 visible sur 14 exemplaires seulement. La correction s’est effectuée alors que les formes étaient encore en place et que la presse continuait à imprimer en nombre, à partir de ce que le compositeur avait sous les yeux : il s’agit de la copie préparée pour l’imprimeur, ou exemplar, dont nous ne pouvons pas dire si Marie de Gournay est la seule responsable, même si elle est bien intervenue en cours d’impression. Depuis la première version de cet état des lieux en juin 2024, ont été remarquées trois autres corrections sous presse, absentes des relevés de Sayce et Maskell, et très précoces : indubitales corrigé en indubitables, incertianes corrigé en incertaines (III, 5, p. 65-12), l’original fautif n’étant visible que sur deux exemplaires (Brown university et Laval-Princeton) ; il corrigé en ilz (III, vi, p. 88-43), un report —par ailleurs inexact— d’un erratum, également sur deux exemplaires (Library of Congress et British Library) : les vérifications ont pu être effectuées sur les exemplaires numérisés, et quelques autres consultés sur place dans la suite de notre enquête.
- Avant même que cette impression soit tout à fait achevée, l’éditrice a relu l’ensemble des feuillets pour établir une page d’errata, qui liste 46 à 49 erreurs selon les deux états (Anvers n’a que 23/23 lignes, Maynooth 25/24), dont deux sont déjà corrigées en cours d’impression : sur une majorité d’exemplaires, pour « Ammath » corrigé en « Ammurath » (II, 21, p. 448-23). En revanche « sa diversité » est corrigé imprimé par « la diversité » dans seulement quatre exemplaires. Il s’agit donc d’une série de corrections imprimées décelables par un lecteur « suffisant », ou qui se reporterait systématiquement à la page d’errata : peu d’annotateurs contemporains de Marie de Gournay l’ont fait, mais quelques-uns ont inséré ces corrections (exemplaires L’Angelier « Laval » [Legros 2023], Bordeaux S217, Carpentras et au moins deux autres en collections particulières). L’exemplaire « Laval » est particulièrement intéressant pour ses annotations par Antoine de Laval et par son gendre Pierre de La Mure : il a été récemment numérisé par son nouveau propriétaire, l’université de Princeton, et les transcriptions ont pu être complétées par Alain Legros [2025].
- Suit une première série de corrections manuscrites qui peuvent être dites « d’atelier », réalisées chez l’imprimeur (Léger Delas) peu après l’impression de la page d’errata, alors que les feuilles n’étaient pas non plus assemblées en cahiers mais déjà en piles, et certains exemplaires montrent les corrections d’« Ammath » et « sa diversité », cette fois à la plume. La critique les déclare « de la main de Marie de Gournay », ce qui est avéré pour quelques-unes, mais d’autres, qui montrent un souci d’imiter les caractères imprimés (« esté »/ « osté », II, 24, p. 454-24) ne permettent pas toujours d’en être sûr. Elles ont certainement été réalisées sous son contrôle.
- Pour cette première série manuscrite résultant d’une troisième relecture, Marie de Gournay avait sous les yeux, non pas la copie d’auteur ou archetypum, pour reprendre la terminologie des historiens du livre [Grafton 2011 : 48, 150, 202], mais l’exemplar, cette copie d’imprimeur (distincte de l’archetypum) indispensable au nouveau calibrage in-folio et à la composition [Desan 2018]. Car, si la copie envoyée par Madame de Montaigne à Marie de Gournay (préparée, arrangée par Pierre de Brach ?) avait été l’exemplar, quelle copie celle-ci serait-elle allée consulter longuement au château, surtout si EB n’y était plus, et qu’elle ne semble pas l’avoir utilisé ? Une telle multiplication des copies, dont André Tournon se moquait non sans raison, méritera d’être argumentée avec plus de détails.
- À cet exemplar témoin (disparu), il faudrait ajouter son exemplaire personnel de 1588 qui ne devait guère la quitter, une présence qui expliquerait pourquoi elle revient parfois aux leçons imprimées de l’édition précédente quand l’exemplar s’en éloignait. Presque tous les exemplaires consultés montrent entre 10 et 20 de ces corrections d’atelier, avec l’exception notable de Bordeaux D1773 (une seule intervention manuscrite) : certains volumes ont été lavés, pour d’autres des feuilles imparfaites ont dû être assemblées et vendues telles quelles avant correction à la plume. Les exemplaires dits « L’Angelier B » [Sayce 1974], vendus avec une page de titre de L’Angelier dont la marque est inversée (le personnage regarde à gauche) à partir de 1602, présentent des assemblages hétérogènes, avec des pages entièrement recomposées (différentes d’un exemplaire à l’autre), qui peuvent porter des corrections pertinentes ou se révéler au contraire encore plus fautives.
- Ces trois séries concernent les exemplaires répartis entre les deux libraires Abel L’Angelier et Michel II Sonnius (environ trois sur quatre pour le premier si l’on inclut les Angelier B), à la fin de 1594 ou au tout début de 1595, et bien avant que Marie de Gournay ne se rende au château de Montaigne, au printemps ou à l’été 1595 à l’invitation de la mère et de la fille de l’auteur. Pendant ce séjour elle réalise une quatrième relecture et une deuxième série de corrections manuscrites appelées « château » pour les distinguer des « atelier », telles qu’on peut les voir sur l’exemplaire d’Anvers.
L’exemplaire d’Anvers, meilleur témoin
- Anvers, sans être parfait, est incontestablement et jusqu’à ce jour le meilleur témoin. Il est remarquable car :
- Il a appartenu à Leonor, la fille de Montaigne, comme le montre son ex-libris biffé ;
- Sur la page de titre figure la devise Viresque acquirit eundo, présente sur EB et sur la page de titre de l’édition de 1598 [Legros 2014a], mais non sur Maynooth ni 1635 ;
- Soigneusement corrigé, il était destiné à un futur imprimeur, en fait au préparateur de l’exemplar, pour une nouvelle édition (chez Plantin ?), mais ce n’est pas celui qui a servi à établir l’édition ultérieure de 1598 ;
- Il contient la « préface liminaire » (selon le genre que Montaigne lui attribue) avec d’importantes corrections manuscrites[1]: cette préface se trouve dans tous les exemplaires L’Angelier A (dont Maynooth) et B sauf 5, et ne figure que dans 6 Sonnius ; elle avait été « égarée » et retrouvée on ne sait où ni comment. En fait, elle est, à une différence près, identique à celle de 1588 et Marie de Gournay reporte plus tard sur Anvers des corrections très proches de celles d’EB —mais pas toutes identiques— qui proviendraient tout autant d’un autre manuscrit, l’archetypum ;
- Il offre cette autre série de corrections manuscrites « château » (66), lorsque l’éditrice a pu consulter cet archetypum préparé aussi par Montaigne, qui n’est pas l’Exemplaire de Bordeaux ; David Maskell en a fait la démonstration en l’appelant « la copie de Montaigne » (1978). Nous suivons sur ce point les études de Michel Simonin (1997), de Jean Céard (2003) et de Jean Balsamo (2007, 2012, 2018) avec des nuances toutefois : pour Jean Céard cet archetypum restait lui aussi inachevé, pour d’autres il s’agit d’une « mise au net » [2]. Constatons que sur Anvers les corrections sont principalement des reports d’errata et le retour à des leçons de 1588. Les corrigenda une fois intégrés la page d’errata a été barrée, sur Maynooth également. Les corrections qui suivent seulement EB (18 sur des parties manuscrites) ne sont guère plus nombreuses que celles qui reviennent au texte imprimé de 1588 (15) et sur 6 variantes nouvelles 4 sont substantielles comme les « parties… peneuses » devenues « honteuses » (III, 5, p. 64) : elles confirmeraient la présence de cette autre copie « en sa maison », mise au net ou non, restée ou revenue au château ;
- Marie de Gournay a découpé sa longue préface initiale, alors que dans Maynooth, dans l’exemplaire Montesquieu (d’après Auguste Salles), dans l’exemplaire Angelier B du King’s College de Cambridge et un autre en collection particulière ces pages sont absentes. Elle les a remplacées, seulement sur Anvers, par une petite préface (manuscrite, non autographe) qui récuse ce long panégyrique dans une courte page, proche de —mais non identique à —celle que l’on peut lire dans l’édition de 1598 ; Maynooth reproduit celle de 1617. L’édition numérique propose les deux préfaces, la version longue étant transcrite à partir de l’exemplaire de l’Arsenal, encadrée par les balises <supplied> et d’une couleur différente ;
- Il est l’un des rares, avec Maynooth, BnF Z Payen 15, BnF Z357 et l’exemplaire ayant appartenu à Montesquieu (non localisé), à comporter le « carton » du feuillet F2.5, recomposé pour les pages 63-64 afin d’intégrer (très tard), 22 lignes (manuscrites sur EB) qui avaient été omises par un copiste ou par le compositeur : une addition importante du chapitre I, 22 (chap. 23 en 1588, « De la coustume, & de ne changer aisement une loy receüe »), où Montaigne développe son opposition à la fois politique et religieuse au changement en matière de religion, c’est-à-dire à la Réforme, et politique (ne pas changer la loi salique) [Demonet 2025]. Sur la même page (EB, f. 42v), Marie de Gournay avait écrit quelques lignes sous la dictée de Montaigne, à l’été 1588, une page très complexe comprenant d’autres longues additions et ratures [Legros 2003].
- Quant aux variantes imprimées, elles ne sont pas toutes dans un état corrigé sur l’exemplaire d’Anvers. Richard Sayce l’avait déjà établi en comparant intégralement sept exemplaires : outre Anvers L’Angelier A, ont été collationnés Oxford Bodleian, Oxford Merton College, Paris (Institut), Cambridge King’s College (L’Angelier B, partiellement recomposé), British Library et Anvers L’Angelier B (partiellement recomposé). Nous avons pu constater cette variation et la vérifions encore à chaque nouvel exemplaire qui apparaît ou réapparaît en bibliothèque ou sur le marché du livre. L’examen des exemplaires vendus sous la marque de Sonnius montre des états de corrections imprimées légèrement plus avancés, même si la pratique de l’imposition par formes et non seriatim (en suivant l’ordre des pages) rend impropre cette notion d’exemplaire: par exemple, on compte dans les exemplaires Sonnius autant de leçons « O mon amy ! » que de « un amy », malgré l’absence fréquente de la préface de Montaigne, apparemment sans corrélation.
- Le livre III, où la pagination recommence à 1 tandis que les signatures sont continues, est plus négligé que les livres I et II. Les filigranes, notamment celui qui laisse voir un poisson (ou un dauphin), montreraient que les rares cartons auraient été imprimés sur le même papier que certaines pages du livre III et plus rarement du livre II. Quant aux titres courants, ils ont subi au moins quatre ratages, qui seraient de nulle conséquence s’ils ne montraient la difficulté à appliquer l’une des consignes de Montaigne les concernant : mettre son nom « tout du long », sur les deux pages en vis-à-vis, comme pour ratifier ce qui a été non seulement écrit, mais imprimé [Tournon 2000, Demonet 2024].
- Le travail de comparaison que nous menons a permis de remarquer une variante imprimée dans l’édition de 1588 réputée non corrigée (I, 10, f. 12v, l. 2-3), un minuscule déplacement de virgule sur certains exemplaires dont l’enjeu serait le rythme de la phrase et le statut d’un « boutehors » (expression verbale) en apposition. En outre, un des huit points-virgules (cahiers ABCD) a été corrigé sous presse en virgule, correction attribuable à Montaigne plus qu’à Marie de Gournay. Restent encore anonymes des efforts (imprimés ou manuscrits) pour rétablir une pagination très défectueuse. Enfin, l’énigme que représentent certaines additions ou réécritures importantes présentes en 1595 mais absentes de l’Exemplaire de Bordeaux sera peut-être expliquée par l’analyse bio-chimique du papier et d’éventuelles traces de colle (en cours en 2025-2026), voire de perforations, vestiges de « paperoles » disparues.
- Il vaut la peine de s’interroger sur ces variations qui portent sur l’émotion encore vive de Montaigne à l’évocation de La Boétie, sur les risques de changer une « loi reçue », sur sa façon d’écrire, de ponctuer, de scander, de faire « sonner » les Essais grâce à Marie de Gournay, ou malgré elle.
Marie-Luce Demonet, Université de Tours, CESR,
et John O’Brien, Université de Durham (UK) 3 juillet 2024
mis à jour le 25 août 2024, le 2 décembre 2025
[1] Nous l’appelons « préface » et non « avis », conformément à une addition (certes biffée) sur EB qui s’y réfère, III, v, f. 390r = 398r) : « suyvons ma preface liminere […] ». [Legros 2014b]
[2] Les articles respectifs de Jean Balsamo (2012) et de John O’Brien (2014) sont presque concomitants, de même que la préparation de l’édition génétique d’EB (Demonet et Legros, 2012-2015).
Références
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Blum, Claude, voir Balsamo 2018.
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Demonet, Marie-Luce, 2023, « Recherche d’un(e) coupable dans la disparition d’un ‘amy’ », dans Miernowski et Virginia Krause (dirs.), Éloge du singulier. Lire la littérature de la Renaissance avec Ullrich Langer, Paris, Classiques Garnier, p. 13-37.
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Simonin, Michel, 1997, « Aux origines de l’édition de 1595 », dans Montaigne et Marie de Gournay, éd. Marcel Tetel, Paris, Champion, Collection Études montaignistes, n° 30, 1997, p. 7-51, repris dans L’Encre et la lumière. Quarante-sept articles (1976-2000), Genève, Droz, 2004.
Tournon, André, 2000, « Réexamen », dans Montaigne. La Glose et l’essai, Paris, Classiques Garnier, p. i-xviii.
Pour consulter la première présentation par Alain Legros (2015), voir dans « Archives du projet »:
https://montaigne.univ-tours.fr/essais-posthumes-1595-1598/
