Le 1er Décembre dernier s’ouvraient les journées « Montaigne à l’Œuvre » dans l’écrin jaune et gris de la salle Jean-Jacques Bel, de la Bibliothèque Mériadeck. Très chaleureusement accueillie par Olivier Caudron, Nicolas Barbey et Justine Dujardin, l’équipe des « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » a pu présenter le parcours d’un projet dense centré sur Montaigne et sa « librairie ». Ce billet est l’occasion de revenir sur ces deux journées qui permirent de nombreux échanges autour de points scientifiques et techniques, et de faire connaître le contenu MONLOE, projet ANR qui connaîtra son terme en janvier 2016.
Première journée :
Présentation générale
Le projet MONLOE est multifacettes. Il regroupe plusieurs objets d’études et sollicite l’application de compétences variées. On peut donc découvrir à mi-parcours bon nombre de découvertes qui ont accompagné le projet MONLOE et sont venues enrichir les recherches montaignistes : manuscrit de la Servitude Volontaire oublié et retrouvé dans les collections bordelaises, identification de la bibliothèque de La Boétie, identifications des mains de Montaigne ou de sa fille Léonor…
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Inscriptions et restitution 3D de la « librairie »
La « librairie » est au cœur de ce travail de reconstitution. Ce lieu tout à fait concret est celui où l’œuvre a pris forme – les célèbres poutres peintes du plafond y parlent encore le latin et le grec.
Ce lieu chargé d’histoire, peut devenir celui d’une déambulation philosophique et philologique. Nous avons pu le découvrir la veille du colloque, grâce à la complicité de monsieur Mähler-Besse, actuel propriétaire du château.
C’est à son 38e anniversaire que Montaigne prend la décision de délaisser sa carrière parlementaire au profit de ce qu’il nomme son loisir, ce qui lui permettra d’élaborer les œuvres dont nous héritons aujourd’hui. C’est donc en pleine maturité qu’il trouve refuge en sa « librairie ». Les inscriptions qui l’accompagnent décrivent ses sujets de prédilection.
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L’un des axes de MONLOE consiste précisément dans la reconstitution 3D de cette « librairie », qui désigne le lieu tout entier.
Le numérique permet en effet de saisir les multiples dimensions de ce lieu, et permet ainsi de restituer la pièce à la vue de l’internaute, du sol au plafond, en passant par les murs qui étaient couverts de livres.
Reconstruire numériquement la « librairie » est le défi relevé par Archéovision, et nous avons pu, lors de cette rencontre, accéder en avant-première à la fois à une vue 2D (du plafond) mais aussi à un panorama 3D de l’ensemble. C’est la photogrammétrie qui permet, grâce à différents clichés de la pièce, d’obtenir une vue 3D de toute la pièce, avec un résultat convaincant. On peut ainsi, à loisir, utiliser la souris afin de lever le regard vers les poutres, ou encore jeter un coup d’œil aux meubles alentours. L’application peut également proposer une vue des poutres blanchies, car certaines analyses ont révélé que ces poutres étaient peintes.
La main et les encres
Montaigne annote beaucoup les livres qu’il possède et augmente par ses additions ses propres œuvres (exemplaire de Bordeaux des Essais de 1588, dit EB). L’œil du chercheur s’abime bien souvent dans la contemplation de la main du maître et, s’il peut certainement reconnaître le tracé à force d’étude, sa recherche peut être accompagnée par un équipement technologique permettant de pousser plus avant l’analyse. C’est ainsi que MONLOE s’intéresse à la « main » de Montaigne et aux différentes encres utilisées lorsqu’il rédige les additions ou annotations à ses livres.
Grâce aux travaux croisés de l’IRAMAT et de l’IRHT, il est désormais possible de relier entre elles ces différentes encres. C’est ainsi que l’on peut découvrir diverses strates de composition, qui permettent aux chercheurs de déduire les séquences d’écriture de Montaigne, corroborant ou infirmant les hypothèses déjà émises.
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Seconde journée :
Éditer les manuscrits de Montaigne et de La Boétie
Le projet MONLOE propose l’édition (et non la simple transcription) des annotations portées par Montaigne dans ses livres, afin d’élucider des passages de lecture délicate, mais surtout de saisir, dans ses mouvements les plus intimes, la pensée de l’auteur. Ces manuscrits sont nombreux : notes de lectures, arrêts du Parlement de Bordeaux, lettres, corrections diverses, chaque forme posant un défi à l’édition numérique qui devra rendre compte de ce travail.
Ce sont les caractères dits spéciaux et les particularités de la langue qui frappent en premier lieu : jusqu’où doit-on demeurer fidèle à ce que l’on voit ? Doit-on privilégier la compréhension ou la mise en forme ? Tout l’intérêt de l’édition numérique repose dans cet éternel débat jamais véritablement tranché par la technologie ou le format utilisé.
« L’exemplaire de Bordeaux », un exemplaire des Essais de 1588 complété par Montaigne en vue de la préparation d’une autre édition, offre un bel exemple de cette complexité. L’encodage en XML-TEI ainsi que la transcription courent et courront sur la totalité du projet, en raison du travail minutieux qu’une telle édition demande. Si l’encodage a pour vocation d’expliciter l’ensemble du contenu de cet ouvrage, qu’il s’agisse de l’imprimé corrigé ou des abondantes additions en marge, la visualisation ne peut techniquement pas se donner le même objectif. L’écran offre certes un dynamisme qu’on ne connaît pas au papier, mais il a lui aussi ses limites et c’est justement en éditant un tel texte que l’on en prend la juste mesure.
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Éditer les Essais de 1580-82 et 1595
Outre l’édition de l’exemplaire de Bordeaux, dont les enjeux ont été évoqués précédemment, celle du texte des Essais de 1580, enrichi par les variantes de différents états et exemplaires, par celles de l’édition de 1582, et corrigé par les leçons de 1588 et 1595, est le point de départ de l’élaboration éditoriale de MONLOE. Le travail ici est sensiblement différent, car il s’agit de mettre en regard les différentes variantes d’un texte enrichi. Plutôt que d’éditer toutes les versions de ce texte, nous avons choisi d’en présenter les variantes les plus notables, au sein d’une même édition numérique. Libre à l’utilisateur ensuite de les afficher ou de les trier. C’est une fois encore parce que le numérique ne fige pas l’édition que celle-ci peut revêtir plusieurs formes, grâce aux outils associés.
Le projet s’attache aussi à éditer 1595, première édition posthume des Essais, dont nous souhaitons proposer aussi une édition audio. Entendre Montaigne, même par l’intermédiaire d’un acteur, est un moyen de redécouvrir le texte des Essais par l’interprétation qu’en donne un autre lecteur, comédien professionnel. Une telle édition comporte de nouveaux enjeux et nécessite la préparation d’une version adaptée du texte. Les citations latines ne peuvent être que traduites, car la lecture de la version originale serait largement incompréhensible à l’auditeur. Il convient également de moderniser les graphies et la ponctuation, pour faciliter l’interprétation par le comédien. Des chapitres choisis seront bientôt présentés dans le cadre du projet ANR.
Éditer 1588-EB : signes d’insertion, chronologie & ponctuation
L’exemplaire de Bordeaux, abondamment enrichi par les additions ou corrections de Montaigne, directement dans les marges ou entre les lignes, présente des spécificités propres, qui posent des problèmes inédits aux chercheurs. Montaigne y emploie par exemple une cinquantaine de signes d’insertion, de formes diverses, qui ne constituent pas à proprement parler un système cohérent, mais qui permettent parfois de reconstituer des couches chronologiques d’additions. Ils sont toujours signifiants, tracés avec soin, mais souvent délicats d’interprétation. La question de leur transcription et de leur restitution dans une version numérique du texte se pose aujourd’hui aux chercheurs engagés dans MONLOE.
La ponctuation aide également à interpréter ces retouches. Montaigne s’y intéresse explicitement, tant dans les instructions qu’il laisse à l’imprimeur que par la reprise systématique des signes substitués à d’autres dans un grand nombre de chapitres. L’étude de la ponctuation des additions manuscrites, en regard de celle beaucoup plus formelle de l’imprimé, permet de voir l’évolution de la langue et des usages, voire de repérer des différences entre un registre manuscrit plus proche de l’oral et un registre de langue destiné à l’imprimé. Transcrire n’est donc pas un travail anodin. Et éditer l’est encore moins : c’est pour nous un travail scientifique, dont le lent déroulé permet de nouvelles interprétations et découvertes.
Projet Biblissima « LABOREM » : La Boétie et Montaigne : bibliothèques privées en Aquitaine (ANR-11-EQPX-0007)