Titi Lucretii Cari. De rerum natura Libri sex, éd. D. Lambin, Paris-Lyon, G. et Ph. Rouillé, 1563
Localisation : Cambridge University Library : Montaigne.1.4.4
Introduction (A. Legros, 07/11/2011)
Notice & sélection d’images (A. Legros, 2011)
Fac-similé
Édition (A. Legros, 2011)
Introduction
Lucrèce était l’un des poètes préférés de Montaigne. Il a fait peindre quatre vers du De rerum natura au plafond de sa « librairie ». Dans les Essais de 1580-1582, il ne le cite pas moins d’une cinquantaine de fois, et dans ceux de 1588 près d’une centaine. Pierre Villey pensait que l’édition dont il disposait était celle de Denis Lambin. Il ne se trompait pas : un exemplaire copieusement annoté a été depuis retrouvé en Angleterre, signé de sa main au bas de la page de titre, sous la signature du président d’Espagnet. Il se trouve maintenant à l’Université de Cambridge (legs Gilbert de Botton). Etait-il le seul ? Michael Screech en a publié la toute première transcription, avec traduction et commentaire en anglais. Selon un autre protocole et sur nouveaux frais, j’ai depuis placé la mienne, avec traduction et commentaire en français, parmi toutes les notes de lecture de Montaigne conservées (voir les références bibliographiques sur la notice d’accueil).
Sur son Lucrèce, Montaigne a écrit de sa main un millier de notes : citations, résumés, commentaires critiques. Les unes sont serrées sur 14 pages de garde et une page intérieure, les autres ont pris place dans les marges du poème, mais aussi des scholies. Les premières sont en latin, les secondes en latin et en français. A quoi il convient d’ajouter de longs traits d’accolade et des soulignements qui montrent l’intérêt du lecteur pour tel ou tel passage ou vers. Un achevé de lire (« Perlegi… ») indique que la première campagne d’annotation, toute en latin, gardes et marges confondues, s’est achevée en octobre 1564. La date est proche de celle de l’édition du Lucrèce, elle l’est aussi de la mort d’Etienne de La Boétie (dans les deux cas, 1563). Il se peut que Montaigne ait alors trouvé quelque consolation au deuil de son ami dans la fréquentation assidue du poète épicurien, et cela avant son installation dans sa tour de prédilection. Tracées d’une plume plus alerte et pour ainsi dire dégagée, les notes en français sont assurément postérieures, sans qu’on puisse exactement les dater. Le fait que deux d’entre elles, « l’inconstance de nos actions » et « ressemblances des enfants aux pères », se retrouvent en termes presque identiques dans les titres des deux chapitres extrêmes du Livre II, laisse supposer qu’elles sont contemporaines de sa rédaction, donc antérieures à 1580, mais de quelques années tout au plus. Si les premières témoignent d’une lecture attentive, voire studieuse, avec force renvois chiffrés à d’autres pages du volume pour comparaison, les secondes se contentent le plus souvent de placer en face du texte de simples balises analogues à des manchettes, comme pour faciliter une éventuelle relecture ou allégation.
L’examen de ces notes autographes révèle un lecteur soucieux de la langue : deux pages de garde sont consacrées à des notes purement philologiques, comme sur le Térence récemment redécouvert. Souvent elles renvoient aux gloses de Lambin, mais parfois l’annotateur signale son désaccord, arguments à l’appui. Il lui arrive aussi de loger parmi le latin tel vocable grec qui permet d’en savoir un peu plus sur la main grecque de Montaigne (cf. les notes du Giraldi et du Térence, sans oublier l’Exemplaire de Bordeaux). Les notes de contenu le montrent par ailleurs attentif à la progression du raisonnement de Lucrèce, en particulier dans ces développements où le poète rend compte de la physique épicurienne : atomes, mouvements, déclinaison, vide, matière (les dieux eux-mêmes…), universel recyclage (possibilité de voir naître un autre « Montanus » !), pluralité des mondes, immensité de l’univers. Plus attendu est en revanche l’intérêt de Montaigne pour les développements cognitifs et éthiques : rôle primordial des sens, peur de la mort, éloge du plaisir comme absence de douleur mais aussi comme source de toute vie, sans oublier les propos « contre la religion » (cette note revient une dizaine de fois). Quant aux appréciations esthétiques et stylistiques, elles nous rappellent que pour Montaigne et ses contemporains Lucrèce était avant tout un poète. Notre lecteur-annotateur n’oublie jamais de signaler la beauté poétique de telle ou telle évocation, à commencer par la célébration de la déesse Vénus, dont les Essais feront une « si douce sainte ».
L’auteur des Essais fait, comme on sait, la part belle à l’épicurisme moral, en particulier dans le Livre III. Parler aujourd’hui, comme jadis Villey, d’une évolution qui l’aurait conduit, tout au long de la rédaction de son ouvrage, du stoïcisme au scepticisme puis à l’épicurisme, n’est plus de mise. Le Lucrèce annoté montre, s’il en était besoin, que dès 1564 Epicure via Lucrèce avait conquis Montaigne, sans pour autant lui infuser son quasi-athéisme. Le croisement fréquent de telle citation du poète avec tel verset biblique, au plafond de la « librairie » comme dans le livre qui y fut écrit, invite plutôt aujourd’hui à s’interroger sur le goût prononcé de notre auteur pour les « interférences » (E. Tilson, Classiques Garnier, 2013), même entre auteurs ou textes réputés inconciliables.
Alain Legros, mise à jour le 14 octobre 2014