Brouillon partiel d’une lettre de Montaigne au duc d’Épernon

Localisation :

  • Bordeaux, Archives départementales de la Gironde : 3 E 9016
  • Monaco, Archives du Palais Princier : MC/APM/J/116

Introduction (A. Legros, 07/06/2023 ; mise à jour : 17/01/2024)
Fac-similés (E. Chayes, Bordeaux, octobre 2022 ; D. Coradini, Monaco, décembre 2022)
Édition (A. Legros, octobre 2022 ; mise à jour : mai 2023)

Introduction

La Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance a publié en 2023 une note intitulée « Un brouillon inédit de Montaigne parmi des actes notariés », dont le point de départ est une belle découverte qu’Evelien Chayes avait faite en 2022 aux Archives de la Gironde et qu’elle avait voulu partager avec moi : celle d’un autographe de Montaigne inédit, texte énigmatique et fragmentaire que, sur son invitation, je me suis ingénié à faire parler.

Il s’agit du brouillon partiel d’une missive, aujourd’hui perdue, adressée par le maire de Bordeaux dans les premiers jours de juin 1584, donc lors de son second mandat, à Jean-Louis de Nogaret de La Valette, duc d’Épernon, grand favori d’Henri III, colonel général de l’infanterie depuis 1581 et premier gentilhomme de la chambre du roi depuis 1582. Le nom du destinataire n’apparaît toutefois dans aucune des trois essais de phrases conservés, qui ont été jetées au verso d’un acte notarié relatif aux affaires de Montaigne (liasse étudiée par E. Chayes, IRHT/CNRS), mais il y est fait mention du « Sieur de Bordeaux », c’est-à-dire de l’archevêque Antoine Prévost de Sansac, et de « Mr le mareschal », autrement dit Jacques II Goyon de Matignon, lieutenant général de Guyenne, à propos d’une « histoire » de salut au canon. Il s’agissait là d’un privilège réservé aux personnes royales lors de leurs « entrées » dans les villes du royaume. Ainsi Marguerite de Navarre, sœur du roi, en 1578, et François d’Alençon, frère du roi, en 1581, avaient-ils bénéficié lors de leurs « entrées » respectives à Bordeaux de salves tirées depuis les navires, le château Trompette et les murs de la ville, mais le maréchal de Biron et sa femme, dont la noblesse n’était pas de « sang » royal, n’avaient pas eu droit à pareil honneur en 1579.

Si on lit avec attention le troisième des fragments du brouillon, il semble que l’« archimignon » ait entendu dire qu’on allait le priver de cet hommage, qu’il estimait lui être due au nom de l’amitié que le roi lui portait et de la mission dont il l’avait chargé. C’est peut-être ainsi qu’il avait été honoré à Orléans et à Poitiers avant de continuer sa route, via Bordeaux, Agen, Nérac (où était depuis peu la reine Marguerite) et Toulouse, jusqu’à Pau où il devait conférer avec Henri de Navarre au sujet d’une question de la plus haute importance pour l’avenir du royaume de France. Henri III avait en effet chargé Épernon d’obtenir de Navarre qu’il fît alliance avec lui contre les Guise et la Ligue, qu’il se réconciliât avec son épouse, mais surtout qu’il se convertît sans tarder au catholicisme, car, sans même attendre le décès de François d’Anjou, son propre frère presque mourant, le roi l’avait désigné comme héritier présomptif de la couronne.

Face à Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne où Épernon avait dressé son camp, escorté de cinq cents gentilhommes, Matignon était allé à sa rencontre pour l’amener, sur un bateau somptueusement orné, aux portes de la ville, mais en raison d’un différend qui, quelques années auparavant, avait opposé les deux hommes de guerre au siège de La Fère, le maréchal s’était alors heurté à l’insultante désinvolture du duc qui, tout occupé à jouer aux dés, ne voulait pas être dérangé. Le brouillon ne fait pas allusion à ce fait, mais il dément la rumeur selon laquelle l’« entrée » d’Épernon se ferait sans canonnade, perdant ainsi tout caractère royal. Citant les deux sources qui lui permettent de dénoncer cette fausse nouvelle, Montaigne s’érige en témoin de la vérité. Encore lui fallait-il, pour convaincre le « presque roi », trouver les mots justes, travailler au brouillon, avec ratures et repentirs, certaines phrases qui auraient pu froisser son humeur altière. Entre autres, laissée en suspens, la première du brouillon, née d’un mouvement d’humeur : à supprimer absolument !

Il faut croire que le maire réussit là où le maréchal avait échoué, car à la fin du mois, dans une missive conservée à Monaco, Henri III lui-même dira au maréchal sa satisfaction : « Mon Cousin. J’ai reçu votre lettre du 14e de ce mois et avais déjà entendu par celles de mon Cousin, le duc d’Épernon, le bon accueil qu’il avait reçu de vous en ma ville de Bordeaux, dont j’ai eu grand plaisir et vous sais très bon gré. Vous continuerez à m’avertir du progrès de son voyage » (transcription intégrale de cette lettre du 22 juin 1584 dans l’article de la BHR ci-dessus mentionné, p. 93-94). Il est fort probable que Montaigne ait eu plus d’une fois à démêler ainsi, en sous-main, des situations hasardeuses sans que son nom soit mis en avant : ce n’est pas lui, mais Matignon que congratule ici le roi…

Dans le volume 13 des Montaigne Studies (« La familia de Montaigne », 2001, p. 141-173), Jean Balsamo avait déjà attiré notre attention sur les relations que Pressac, beau-frère de Montaigne, avait pu entretenir avec Épernon, au mariage duquel il assista. Le brouillon exhumé des Archives de la Gironde montre que, trois ans plus tôt, Montaigne lui-même avait déjà pris contact avec le duc dans des circonstances pour le moins délicates où il remplit dûment son rôle de maire, à la fois prudent et réactif, sous la tutelle de Matignon et au service du roi de France.

P.S. Anne-Marie Cocula, qui m’avait suggéré le nom d’Épernon comme l’un des destinataires possibles de la lettre perdue, m’a adressé le 2 décembre 2022 quelques lignes qu’elle m’autorise à reproduire ici : « Cette “entrée” d’Épernon est un sujet très intéressant qui révèle le statut d’un archi-favori pétri d’une ambition servie par le roi au-delà des limites ! À ma connaissance, cette faveur est inédite au regard des origines du Gascon Épernon et de ses changements de camp, de Navarre à Henri III. De plus, sa faveur auprès du roi ne date que des années 1578-1579… À comparer dans la même période avec l’ascension du duc de Joyeuse, l’autre archi-favori, devenu en septembre 1581 le beau-frère d’Henri III après son mariage avec Marguerite de Lorraine, demi-sœur de la reine Louise ! L’année 1582 fut celle de mariages entre les deux familles des favoris… De quoi alimenter l’exaspération et la haine des princes du sang et des grandes maisons de la noblesse. Montaigne ne peut ignorer le « scandale » de telles faveurs, ainsi que Matignon, bien placé par ses liens avec les Joyeuse pour en mesurer la démesure. Cette dérive monarchique est à prendre, il me semble, en considération. »

Bibliographie sommaire

  • Blanchard-Dignac (Denis), Le duc d’Épernon. Un destin de cape et d’épée, Éditions Sud Ouest, 2012, p. 103-105.
  • Brantôme, Mémoires de Messire Pierre de Bourdeille, Seigneur de Brantôme, contenant Les Vies des Hommes Illustres et grands Capitaines François de son temps, troisième partie, Leyde, Jean Sambix le Jeune, 1699, p. 378-383.
  • Canal-Académies, Institut de France : La destinée exceptionnelle d’un « demi-roi », décembre 2010. https://www.canalacademies.com/emissions/un-jour-dans-lhistoire/7-figures-du-grand-siecle/la-destinee-exceptionnelle-dun-demi-roi-epernon-le-mignon-favori-dhenri-iii
  • Chartier (Jean-Luc), Le duc d’Épernon 1554-1642, Éditions des Écrivains, 2000, tome I, p. 164-165.
  • [Girard], La vie du duc d’Espernon, contenant l’histoire secrète des Faits les plus mémorables arrivés en France sous les Regnes d’Henry III [etc.], par M.***, tome I, Amsterdam, les Janssons Van Waeesbere, 1736, p. 86-87.
  • Chayes (Evelien) et Legros (Alain), Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome LXXXV, 2023-1, « Notes et Documents », p. 87-95.
  • Chayes (Evelien), « Découverte d’un autographe inédit de Montaigne », Carnets de l’IRHT, 26 mai 2023. https://irht.hypotheses.org/6000
  • Monbrison (G. de), « Un Gascon au XVIe siècle. Le premier duc d’Épernon », Revue des Deux Mondes, III, 6, 1874, p. 142-185 (mis en ligne par wikisource).

Alain Legros, mai 2023
Publié le : 07/06/2023
Mise à jour : 17/01/2024

 

N.B. À la demande du directeur de la BHR et par bon procédé il avait été convenu que cette « introduction », bien distincte de l’article de E. Chayes et A. Legros publié par Droz, ne serait pas mise en ligne sur le site des BVH-Monloe avant la fin de l’année 2023.

 

Fac-similés

Brouillon d’une lettre de Montaigne au duc d’Épernon parmi les actes du notaire Pierre Marraquier (1581-1584), Archives départementales de la Gironde, 3 E 9016 – Photo E. Chayes.

Brouillon d’une lettre de Montaigne au duc d’Épernon, Archives départementales de la Gironde, 3 E 9016 – Photo E. Chayes.

Lettre du roi Henri III au maréchal de Matignon (22 juin 1584), f° 1, Archives du Palais princier de Monaco, MC/APM/J/116 – Reproduction D. Coradini.

Lettre du roi Henri III au maréchal de Matignon (22 juin 1584), f° 2, Archives du Palais princier de Monaco, MC/APM/J/116, – Reproduction D. Coradini.

 

Édition

 

 

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