Cette grande lettre donne la mesure du personnage, digne d’être le conseiller intime d’un roi, seule « vacation » qu’il aurait pu, dit-il dans les Essais, exercer avec compétence (sinon, bon « à rien », ce sont ses termes !). Henri IV doit conquérir son royaume par les armes. Il est à Tours où il a installé un gouvernement provisoire, entouré de ses conseillers, protestants et catholiques. Il a manifestement invité par lettre Montaigne à venir les rejoindre. La lettre est arrivée trop tard, mais c’est de toute façon à Paris, capitale du royaume, que Montaigne souhaite aller le trouver, une fois la victoire assurée et la paix établie. La longue réponse de Montaigne met en relation deux lieux, deux situations : « là », en Normandie, lieu des succès de Henri IV (victoire d’Arques, en septembre 1589, grâce à l’heureuse sortie ou « issue de Dieppe », port et ville assurément « principale ») et « ici », en Guyenne, région subjuguée pour ainsi dire à distance et sans coup férir grâce à la renommée (sévérité du roi envers les villes rebelles, clémence envers les villes soumises). Le regard englobe désormais le royaume tout entier et non plus le « quartier » de Guyenne où Montaigne avait été jusqu’alors confiné. S’adressant à un chasseur (il avait naguère « élancé » pour lui un cerf en sa forêt), il lui parle de « leurre », cette lanière de cuir rouge qu’on agite en l’air pour faire revenir le faucon sur le poing. Pour l’homme d’Aquitaine, il évoque aussi, à propos de l’opinion des peuples, les vagues de l’océan sur lesquelles il faut savoir glisser (ou… surfer !), et même peut-être le mascaret, cette puissante et longue vague qui, aux grandes marées, remonte le cours des rivières sur de longues distances. A cette leçon politique s’ajoute un conseil plus personnel qu’on pourrait ainsi résumer : que le roi garde son être, donc sa spontanéité naturelle, mais qu’il hisse désormais le paraître à la hauteur de sa fonction. Sous le moraliste ou « confesseur » laïc du roi perce une sorte de conseiller en communication… Un reproche moral cependant, grave et risqué : celui de ne pas avoir su retenir ses soldats ivres de leur victoire. Et aussi un aveu, qu’on pourrait par exemple appliquer à la bataille de Coutras : la défaite de Joyeuse le catholique a moins affecté Montaigne que la victoire du roi protestant ne l’a réjoui. Montaigne attendait pour le royaume un monarque fort, et il l’avait déjà trouvé, quand il œuvrait sous Matignon (dont il rappelle au roi les services). Non sans quelque cynisme, il juge enfin que la force de ses armes fait plus pour un roi que la justesse de sa cause. Ce n’est pas pour rien qu’il évoque la figure de César le « conquéreur », dont il fait si souvent l’éloge, et nonobstant sa cause.
Pièce originale conservée à Paris, Bibliothèque nationale de France (site Richelieu), Fonds Dupuy 63, f° 77 r°- v° et f° 78 r° (texte), f° 78 v° (adresse). La lettre a été endossée, donc écrite en 1590 (voir ci-dessous), et non en 1589 (selon M. Rat dans l’ancienne Pléiade).
A. Legros
Fac-similé en ligne (Gallica).
Édition intégrale par Alain Legros
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