Exemplaire en mains privées
Introduction (Alain Legros, 27/03/2023)
Bibliographie
Édition (A. Legros, 2023)
Photographies (M.-L. Demonet, 2022, en attente d’autorisation)
Introduction
Le 23 septembre 2022, au Salon du Livre ancien (Paris, Grand Palais Éphémère), Jean-Baptiste de Proyart mettait en vente un exemplaire annoté des Essais de 1595, bien connu de certains bibliophiles et spécialistes de Montaigne, qui n’avaient toutefois guère eu jusqu’alors l’occasion de le voir, encore moins de l’examiner, ce à quoi le libraire m’a aimablement invité, mais je n’ai pu profiter en temps voulu de cette belle proposition. Par bonheur, la veille de l’ouverture du Salon, Marie-Luce Demonet avait pu photographier sur place plus de 200 pages annotées par Antoine Mathé de Laval (dès 1597, date de son ex-libris) et Pierre de La Mure, l’un de ses gendres (à partir de 1634, selon un second ex-libris sur page de titre, où le p de Pierre est inclus dans le D initial de « Delamure »). Elle m’a amicalement communiqué l’ensemble de ces clichés, sur lesquels j’ai pu travailler à ma guise.
Sans pouvoir être exhaustif, et pour cause, grâce aux quelque 520 notes manuscrites recueillies dans les limites de ce corpus (311 annotations et 206 références pour 195 vues), j’ai ainsi été amené à corriger et compléter les relevés partiels publiés de 1900 (Courbet : p. CLII-CLVI) à 2022 (de Proyart : catalogue de vente). Si minutieuse soit-elle, l’édition que j’en donne ici ne peut être que partielle et provisoire, faute d’avoir pu disposer de l’original, qui est de nouveau en mains privées. Au contraire de ce qu’on a pu penser jusqu’à présent, faute d’une analyse comparative et minutieuse des deux mains, les notes de La Mure sont beaucoup plus nombreuses que celles de Laval (moins de 40 pour Laval, plus de 270 pour La Mure, à qui sont dues aussi les 206 références indiquant les sources des citations) et elles ne manquent pas, elles non plus, d’intérêt, ne serait-ce que comme témoins de la réception des Essais dans la première moitié du XVIIe siècle. Les annotations de La Mure, au contraire de celles de Laval, se trouvant le plus souvent en face de textes non soulignés, les nombreux soulignements du texte imprimé, en revanche, me semblent devoir être tous attribués à Laval.
Loin d’être un inconnu, Antoine de Laval (1550 -1632), « Geographe du Roy » (comme il est rappelé au bas de la page de titre), maître des eaux et forêts du Bourbonnais, fut aussi poète (Isabelle. Imitation de l’Arioste, Paris, 1576), scénographe (« Entrée » du roi à Moulins en 1595), expert en décoration de prestige (Des peintures convenables aux Basiliques et Palais du Roy et même à sa galerie du Louvre, Paris, 1600 : les portraits des rois et des grands doivent être préférés à des grotesques…), auteur de la « bigarrure » (Hoffmann 2007 : p. 661) des Desseins des professions nobles et publiques (contenant L’histoire de la Maison de Bourbon, Paris, 1605) et du très catholique Grand chemin de la vraie Église, historiquement démontré par l’origine et la suite des traditions divines ([Paris, Denys de la Noue], 1615), biographe (Continuation de la Vie du connétable de Bourbon de Georges de Marillac, 1612) et traducteur (Paraphrase des 150 Pseaumes de David tant Literale que Mystique, Paris, 1614 ; saint Jean Chrysostome ; Louis de Grenade). Aimant l’étude, loyaliste et dévot, père de quatre filles survivantes (ses fils sont morts prématurément), il disposait, lui aussi, d’une belle bibliothèque[1].
« J’ai connu et fréquenté fort familièrement l’Auteur. De Laval. » Ce n’est pas sans fierté que l’acquéreur de 1597 a placé en page de titre cette auto-recommandation, qui cautionne pour ainsi dire par avance ses jugements sur tel ou tel mot ou passage du texte de Montaigne, jugements parfois défavorables, voire indignés quand il s’agit de religion, mais souvent perspicaces. Bien que Montaigne ne parle pas de lui dans ses écrits, ils ont pu se rencontrer en octobre ou novembre 1588 aux États généraux de Blois, où Laval était venu défendre les droits des officiers royaux de robe courte les menaces de spoliation des ligueurs. Comme on sait, Montaigne eut aussi à cette occasion plusieurs échanges avec Jacques-Auguste de Thou et avec Étienne Pasquier qui, vers 1602, écrira dans une lettre à propos des Essais : « Rien ne me déplaît en iceux, encore que tout ne m’y plaise » (Millet 1995 : p. 144).
Plus obscur, celui que l’ex-libris du titre et une signature marginale (III, p. 79) mentionnent comme « PDelamure » (cf. Courbet 1900, p. CLII, note 2 : « P. de la Mure) désigne Pierre de la Mure et non pas son cousin Charles (l’origine de cette attribution m’est inconnue), lui aussi gendre de Laval, ni le plus célèbre des La Mure, Jean-Marie, chanoine de Montbrison et historien majeur du Forez (1615-1675)[2]. Un grand nombre de ses annotations ne sont que des balises de lecture, résumant de façon concise et globalement exacte, à la façon de manchettes, le texte imprimé en regard. Certaines, en général très brèves, portent un jugement propre sur un fait relaté ou une tournure de phrase par Montaigne. D’autres greffent un exemple personnel sur le sien, auquel elles apportent ainsi une prolongation, une actualisation… On a jusqu’ici attribué à Laval les unes et les autres, ainsi que les précisions de sources accolées aux citations, mais dans tous ces cas la main est bien la même que celle qui a consigné plusieurs faits datés de 1634 à 1653, donc postérieurs à la mort de Laval (1632) auxquels La Mure a pensé par association d’idées, constatant ici une continuité, là un changement de pratique ou de regard d’un siècle à l’autre : création du « Bureau d’adresse » et de la Gazette par Théophraste Renaudot, mort de Richelieu, représentation du Cinna de Corneille, décapitation du roi d’Angleterre et d’Écosse, voile pudique jeté sur les nudités de Fontainebleau, évolution de l’armement. On croirait parfois feuilleter l’Éphéméride de Montaigne.
L’une des observations les plus notables, qui touche au titre même de l’ouvrage, semble avoir été écrite par un scripteur manifestement au fait de l’interprétation qu’en avait donnée Juste Lipse dans une lettre de 1583 publiée en 1586 (Millet 1995 : p. 51). « C’est ici, écrit Montaigne, purement l’essai de mes facultés naturelles ». L’annotateur commente ainsi, en mettant le vocable équivoque entre crochets :
De ce mot [Essai], je tire un argument : que Lipse et ses semblables étrangers qui n’entendent pas notre langue ont mal rendu le titre de ce livre, Essais, par Gustus en latin, qu’ils ont pris, et mal, de prægustare, qui est l’essai que fait le gentilhomme servant devant le roi. Cela s’appelle bien « essai », mais les Essais de ce livre signifient autre chose que goûter. Il a entendu conatus comme dit le Poète : quicquid conabar dicere versus erat, tout ce que j’essayais à dire était vers. C’est-à-dire dire essayer, tenter, pour voir s’il ne réussirait à écrire, à faire des livres. Comme font les apprentis : ils s’essayent à faire un ouvrage. C’est un mot ici qui marque la modestie de l’auteur, qui se moque de ces grands faiseurs de livres.
On attribue d’ordinaire ces lignes à Laval, et en effet on y retrouve plusieurs caractéristiques de sa main (notamment le tracé du L majuscule conforme à l’initiale de sa signature). On peut aussi garder la prudence du libraire qui, dans son catalogue de vente, se contente de les imputer à « un des annotateurs de l’exemplaire » (de Proyart 2022 : p. 10), alors même qu’il prête à Laval beaucoup d’annotations qu’une étude comparative des mains, jointe à un examen des contextes, me fait attribuer à La Mure.
Parmi les rarissimes exemplaires des Essais annotés qui nous sont parvenus, toutes éditions confondues, l’exemplaire appelé « Laval » est sans doute l’un des plus intéressants, précisément en raison des vives critiques que le « géographe du roi » adresse à Montaigne sur des points de religion, mais aussi pour son hostilité à Marie de Gournay, l’éditrice sans laquelle il n’aurait pourtant pas pu lire et annoter ce livre. De cela tout le monde convient, mais il serait bon d’accorder désormais plus d’attention à Pierre de La Mure, annotateur beaucoup plus copieux ici qu’Antoine de Laval, et à peine moins intéressant quand il donne lui aussi un avis ou qu’il actualise tel passage par des comparaisons avec sa propre époque. Lire Montaigne et Laval et La Mure, c’est s’immiscer à son tour dans leur conversation, en accord avec ce que l’auteur des Essais attendait idéalement de son lecteur : pouvoir « conférer » avec lui. Et peut-être aussi l’amener à dialoguer, à son tour, avec un tiers, comme dans les marges de cet exemplaire, pour ne rien dire de la présente notice et de l’édition qui la suit[3].
Alain Legros
Le 27 mars 2023
[1] Héritiers de cette bibliothèque, Charles et Pierre de La Mure (cousins, puis beaux-frères par leurs mariages avec Elisabeth alias Isabelle, et Françoise, première et deuxième filles d’Antoine de Laval, devenu ainsi le beau-père commun des deux La Mure) ont fait don d’un certain nombre des livres qu’elle contenait aux Minimes de Roanne (Le Conte 1912 : p. 152 ; Litaudon 1938 : p. 182 ; Longeon 1970 : p. 390, 403). Aujourd’hui conservés à la Bibliothèque Municipale de Roanne, plusieurs contiennent l’ex-libris du premier propriétaire. L’exemplaire de Montaigne annoté n’en faisait toutefois pas partie (voir J. Augagneur, Catalogue de la bibliothèque de la ville de Roanne, 1856, en ligne).
[2] Sur une page de garde de l’exemplaire, une main non identifiée a écrit au crayon : « 2eme vente Lindeboom n° 65 / signature de Jean-Martin [sans doute pour Jean-Marie !] de La Mure chanoine de Montbrison ». La vente mentionnée ayant eu lieu en 1925, la note ne peut être d’Ernest Courbet, mort en 1916.
[3] Je remercie Marie-Luce Demonet pour la relecture attentive et les conseils dont elle a fait bénéficier cette introduction et l’édition jointe des annotations de Laval et de La Mure.
Bibliographie chronologique
- Courbet (Ernest), « Notice » de Les Essais de Montaigne, éds E. Courbet & Ch. Royer, Paris, Alphonse Lemerre, 1900, tome 5, p. CLII-CLVI, en ligne. Contient 11 annotations attribuées à Laval.
- Le Conte (Jules), note 362 du Bulletin de la Diana (Montbrison), avril 1912, p. 152 : « Pierre de la Mure de Chanlon, marié à demoiselle Françoise de Laval, fille d’Antoine de Laval, géographe du Roi » (en ligne).
- Litaudon (Marie), « À travers les “Actes” : Antoine de Laval », Bulletin de la Société d’Émulation du Bourbonnais, tome 41, 1938, p. 181-183 (en ligne). Contient des précisions sur le mariage des deux filles Laval avec les deux cousins La Mure (dont « Noble Pierre de La Mure, sr de Chaulon »).
- Longeon (Claude), Les écrivains foréziens du XVIe siècle. Répertoire biobibliographique, Saint-Étienne, Centre d’études foréziennes, 1973, p. 390 et suivantes : « Antoine Mathé de Laval ». Voir en particulier le tableau généalogique, p. 403, ainsi que la note 5 de la page 398 sur la donation de livres aux Minimes de Roanne.
- Millet (Olivier), La première réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, Honoré Champion, 1995, p. 129-130.
- Hoffmann (George), « Croiser le fer avec le Géographe du Roi : l’entrevue de Montaigne avec Antoine de Laval aux États généraux de Blois en 1588 », Montaigne Studies, vol. XIII, 2001, p. 207-222. Contient 10 annotations dont certaines « d’une main qui n’est pas nécessairement celle de Laval », d’après un article de Michel Simonin demeuré inédit : « Antoine de Laval et Charles de La Mure, plumes en main », (première trace, à ma connaissance, d’une attribution de la seconde série de notes à Charles, reprise depuis sans autre examen).
- Balsamo (Jean) et Simonin (Michel), Abel l’Angelier et Françoise de Louvain, Genève, Droz, 2002, p. 268. Provenance : Vente Courbet, 1917, n° 42 (manuscrit vert de Pagnant ; exemplaire Antoine de Laval 1597, Charles de La Mure, avec annotations ; Guyot de Villeneuve en 1900, puis Morgand, mars 1919, n° 260 ; puis vente [Lineboom] 23.3.1925, n° 65, puis vente Lazard, 19.5. 1967, n° 49.
- Catalogue Sotheby’s, Michel de Montaigne et son temps. Collection Francis Pottiée-Sperry, vente aux enchères du Jeudi 27 novembre 2003, Paris, no 109. Signale que Laval a aussi annoté Les neuf livres des Histoires de Hérodote (Paris, Étienne Groulleau, 1556) sur plus de 12 pages et avec soulignements.
- Balsamo (Jean), « Les Essais de Montaigne et leurs premiers lecteurs : exemplaires annotés (1580-1598), Montaigne Studies, vol. XVI, 2004, p. 148-149. Contient 5 annotations attribuées à Laval.
- Hoffmann (George), « Laval, Antoine Mathé de (Crémaux, 1550 – Moulins, 1632) », avec bibliographie, dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, publié sous la direction de Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 660. Dénombre 192 annotations, sans indiquer de source.
- Proyart (Jean-Baptiste de), notice sur « Michel de Montaigne, Les Essais, 1595 », Exemplaire annoté par Antoine de Laval, Cahier n° 55, [Paris, 2022], en ligne. Dénombre 192 annotations dont il reproduit une petite cinquantaine, et les attribue presque toutes à Laval. Huit illustrations pleine page, dont la page de titre, permettent une première comparaison des mains.
Édition partielle, par Alain Legros (2023)
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Photographies
À venir (M.-L. Demonet, 2022, en attente d’autorisation par les ayants-droit)