Localisation : Château de Montaigne, Saint-Michel-de-Montaigne
Introduction (A. Legros, 10/07/2013 – Mise à jour : 2017)
Nouvelle édition (A. Legros, 2013 – Mise à jour : 2015)
Orthophotographie du plafond (P. Mora, Archéovision)
Images UV (Centre Ausonius)
Restitution 2D des sentences de la « librairie » (A. Legros et P. Mora, 2010 – Mise à jour : 2015)
Restitution 3D de la « librairie »
Introduction
De la bibliothèque de Montaigne, qu’il appelait sa « librairie », juste au-dessus de sa chapelle et de sa chambre très privée, à côté d’un cabinet qu’il juge « assez poli », dans une tour d’angle qui coiffe l’entrée de sa demeure, il ne reste aujourd’hui que des inscriptions, peintes jadis en noir sur fond blanc. Il ne parle pas de ce décor bien humaniste dans ses Essais, où il s’attarde pourtant à décrire la disposition de cette pièce et surtout l’usage qu’il en fait, lorsqu’à la fin de sa vie il y séjourne plus longuement, feuilletant ses livres et écrivant, surveillant aussi par les quatre fenêtres de l’étage les abords de sa maison, l’allée qui mène au village, le logis seigneurial légué par son père, les déplacements de ses gens dans la cour et dans la basse-cour.
C’est à la fin du chapitre « De trois commerces » (III, 3) : « La figure en est ronde, et n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table et à mon siège : et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés sur des pupitres [= ajouté en 1595] à cinq degrez tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom : et n’a point de pièce plus éventée que cette-ci : qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice, que pour reculer de moi la presse. C’est là mon siège. J’essaye à m’en rendre la domination pure : et à soustraire ce seul coin, à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. »
Rien, donc, sur les sentences en belles lettres grecques et romaines, si ce n’est qu’un bon nombre d’entre elles se retrouvent, citées ou traduites, dans l’édition de 1580 en deux livres. Certaines servent même d’incipit à tel ou tel chapitre, à la façon d’une rampe de lancement. D’autres, à l’inverse, assurent la clôture du texte. Entre le texte du plafond, tracé sur le bois de deux poutres et quarante-huit solives, et celui qui n’en finit jamais de s’écrire sur le papier, on devine un va-et-vient, des connivences, même si par son mouvement, ses possibilités d’expansion et de retour sur soi, sa liberté d’allure et de propos, l’essai dont Montaigne est en train d’inventer le genre ne peut être réduit à cette anthologie de citations comme échappées des mille livres qui étaient ici rassemblés.
Avant même d’essayer de les lire, ces « sentences » en vers ou en prose, il convient d’en examiner le dispositif : deux poutres-maîtresses où, reliées par le dessin d’un phylactère, huit « voix sceptiques » tracées de biais servent de socle à la fois matériel et philosophique à l’ensemble de l’appareil ; au-dessus, quarante-huit solives réparties en trois travées où l’on décèle 21 fois deux couches de textes séparées par un badigeon qu’un éclairage UV rend fluorescent (voir F. Daniel, « Examen sous UV des sentences peintes de la tour du château de Montaigne », dans Aux sources des plafonds peints médiévaux, Capestang : RCPPM, 2011). Les textes de la couche inférieure sont assez souvent empruntés à l’anthologie grecque de Stobée. Ils ont été recouverts par des sentences issues de l’Ecclésiaste dans une version à déterminer (sans doute une paraphrase latine du texte hébraïque) . Ces derniers sont dûment référencées, comme toutes les autres sentences de la « librairie » empruntées à la Bible (Ancien Testament et saint Paul).
Rien de statique dans cette répartition, car l’orientation même des inscriptions suggère un mouvement d’aller et retour, voire la circularité d’une promenade : au bout de chaque travée, la dernière inscription est orientée en sens inverse des autres de même travé les inscriptions de la troisième travée sont disposées en sens inverse de celles des deux autres travées. Comme si le texte avait pour fonction de mimer les déplacements bien physiques de l’habitant du lieu, ou de les susciter. Et cela n’étonnera pas celui qui a pu lire, juste avant la description de la « librairie », ce que dit Montaigne de sa pratique d’écriture et de son désir de déambulation : « si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne : j’y pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long, et douze de large, à plain pied : ayant trouvé tous les murs montés, pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l’agitent. »
Mobilité. N’enfermons pas Montaigne dans sa bibliothèque ! Il ne fit longtemps qu’y passer : « Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village, est assise à un coin de ma maison : s’il me tombe en fantaisie chose que j’y veuille aller chercher ou écrire, de peur qu’elle ne m’échappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelque autre. » (II, 17). Même s’il a fait peindre dans le cabinet adjacent une autre inscription, longue celle-là, et murale, qui solennise à la fois son changement de vie et l’installation qui le permet : on y lit encore qu’au jour anniversaire de sa naissance, à 38 ans (1er mars 1571), rompant avec son passé de conseiller au Parlement, il est venu ici pour « se cacher » dans le giron des Muses, comptant bien désormais s’y « consacrer » à lui-même et à l’otium, tel un antique Romain. Dans la « librairie » cependant, une autre inscription courait tout en haut des étagères chargées de livres. Elle consacrait la pièce à La Boétie, dont les livres étaient venus se joindre à ceux de Montaigne. C’est du moins ce qu’on peut induire d’un ou deux témoignages de visiteurs de la tour parmi les plus anciens (fin du XVIIIe siècle), qui sont aussi les premiers à avoir tenté de lire les sentences du plafond et à en faire le relevé.
On lit parfois aujourd’hui que ces sentences se « déchiffrent » aisément. On pourra en juger d’après la présente édition numérique, dont la principale nouveauté est de distinguer entre les différentes lettres selon leur degré de lisibilité, de visibilité. Certaines ont été en effet repeintes une ou deux fois, voire retracées. D’autres sont d’origine, laissées heureusement intactes par les restaurateurs et pouvant ainsi servir de modèles à une reconstitution numérique en 3D. On apprend à les voir, un peu comme on apprend progressivement à distinguer, non loin de là en Périgord, les silhouettes des animaux sur les parois des grottes, ou bien à déceler avec le pécheur exercé la présence d’un poisson sous la surface de la Dordogne…
A travers les relations qu’ils en ont laissées, l’histoire des visiteurs de la « tour de Montaigne » atteste sur plusieurs décennies ce progrès du regard, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Depuis l’examen minutieux de Galy et Lapeyre, en 1861, on n’a guère fait que reproduire le relevé qu’ils avaient publié. Tout au plus a-t-on ajouté à la fin du siècle, mais imparfaitement, une 57e sentence aux 56 qu’ils avaient transcrites et identifiées (parmi elles, deux provenaient de la couche inférieure d’inscription), réparties sur les deux poutres et les 46 solives ayant reçu une inscription (15 + 15 + 16).
Mon propre examen de la couche inférieure des solives pour ainsi dire palimpsestes, m’a permis de porter ce nombre à 65 (Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000), puis 66 (Montaigne. Les Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, p. 1309-1316 : une conjecture de Galy et Lapeyre finalement adoptée). Reprenant ce travail à l’intention des BVH, j’ai le plaisir d’ajouter aujourd’hui deux autres sentences encore inédites que des moyens plus modernes d’investigation m’ont permis d’identifier : l’une, prise de Cicéron traduisant Epicharme, se retrouve dans les Essais ; l’autre est une traduction latine d’un vers grec de l’Anthologie palatine par Buchanan, l’ancien magister de Montaigne au Collège de Guyenne. Parmi les voix antiques de la polyphonie des sentences peintes, Michel de l’Hospital, l’autre contemporain cité, se sentira moins seul…
Soit 68 sentences identifiées à ce jour. Il restera à scruter, par des moyens plus sophistiqués encore, les sept sentences seulement localisées (vestiges de lettres, badigeon fluorescent). Mais nulle part au plafond de la bibliothèque on ne trouve ce « Que sais-je ? » en français que Stefan Zweig dit s’y trouver, suivi en cela par plus d’un biographe malgré l’absence de tout vestige comme de tout témoignage allant en ce sens. Une mauvaise lecture de la publication de Galy et Lapeyre où cette interrogation bien connue à la devise d’une balance servait d’ornement terminal a peut-être entraîné cette erreur, commise aussi par Pierre Villey ou son épouse (Villey était atteint de cécité).
Ne pas quitter la bibliothèque sans se rappeler que Montaigne en avait fait, outre le théâtre de la vanité du savoir humain (contenu des sentences) et le temple de l’amitié d’élite (dédicace à La Boétie), le laboratoire de ses « essais » d’écriture, comme il le déclare au tout début du dernier chapitre de son livre en 1580 : « Ce fagotage de tant de diverses pièces, se fait en cette condition, que je n’y mets la main, que lorsqu’une trop lâche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moi. Ainsi il s’est bâti à diverses poses et intervalles, comme les occasions me détiennent ailleurs parfois plusieurs mois. » Cet intermittent de l’écriture était bien souvent sur les routes.
Alain Legros
Mis à jour le 20/11/2017