L’exemplaire de Térence annoté par Montaigne & autres avancées dans l’étude de sa « librairie ». Texte intégral de la conférence donnée le 15 décembre 2021 par Alain Legros. Assemblée générale BVH, CESR, Tours.

Assemblée Générale 2021 du Programme de recherche « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » | Mercredi 15 décembre 2021, CESR, Tours

L’exemplaire de Térence annoté par Montaigne & autres avancées dans l’étude de sa « librairie ».
Alain Legros (CESR)

Texte intégral de la conférence donnée le 15 décembre 2021 par Alain Legros, à l’occasion de l’Assemblée générale BVH 2021, CESR, Tours.
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Page de titre. Terentius Afer, Publius. Comoediae. Bâle : H. Froben et N. Episcopius. 1538. | Crédits : Droits réservés. Source : CESR-BVH, Tours. Collection privée.

Page de titre. Terentius Afer, Publius. Comoediae. Bâle : H. Froben et N. Episcopius. 1538. | Crédits : Droits réservés. Source : CESR-BVH, Tours. Collection privée.

Je vais vous raconter une histoire. Une belle histoire. Permettez-moi de vous la lire. Vous trouverez sur le site « Montaigne à l’OEuvre » : https://montaigne.univ-tours.fr du CESR-BVH, en page d’accueil, des images et des liens qui vous permettront d’illustrer ou de développer mon propos. Voici donc un récit à la première personne du singulier, mais l’aventure, en tout cas vers la fin, fut absolument collective.

Le 1er novembre 2009, j’ai reçu d’un certain Jean-Étienne Caire un courriel dont voici la teneur :

« Ayant eu la bonne fortune d’avoir entre mes mains l’exemplaire du Térence de Montaigne décrit très sommairement par A[uguste] Salles en 1938, je  me suis livré à une petite étude sur l’ouvrage, essentiellement à partir de vos travaux. Ce modeste travail, que vous voudrez bien trouver ci-joint, montre à mon sens son double intérêt, tant comme état de transition dans l’évolution des marques de propriété de Montaigne que comme preuve de sa “main grecque”. Il a incité ses actuels propriétaires à ne pas laisser ce volume inconnu de vous. Ils seraient disposés, à des conditions à fixer de concert, à vous ménager tout l’accès nécessaire à l’ouvrage si cela vous intéresse. Pour vous permettre d’en décider, je vous joins deux clichés médiocres, mais illustratifs de mes propos. »

De la part d’un visiteur aussi attentif de notre site des BVH, un tel message a valeur de consécration. Il justifierait à lui seul le projet ANR initié et porté par Marie-Luce Demonet de 2012 à 2016 : MONLOE, pour « Montaigne à l’œuvre ». J’ai été étroitement associé à ce travail d’édition numérique des œuvres, livres et manuscrits de Montaigne en compagnie de Lauranne Bertrand, Mathieu Duboc, Sandrine Breuil et Jean-Louis Bouteiller.

Si la description de Salles, premier « inventeur » du Térence de 1538, avait en effet quelque chose de « sommaire », le travail de Caire ajouté en pièce jointe n’était en rien « modeste ». Il était d’un bibliophile averti. J’ai vite ouvert les deux fichiers joints, à savoir deux photos de l’exemplaire, où j’ai immédiatement reconnu la main de Montaigne, tant dans l’ex-libris de la page de titre que dans la note en latin-grec qui m’était soumise. Max Engammare vient de connaître la même émotion, selon Chiara Lastraioli notre directrice, en retrouvant son Calvin dans des notes marginales jusqu’ici non identifiées de l’Institution de la religion chrétienne.

La main à l’œuvre dans celles du Térence correspondait exactement, pour le grec, à ce que j’avais pu examiner et publier, en 1999 et en 2000, tant sur l’Ausone aldin, le Giraldi et le Lucrèce de Montaigne que sur l’Exemplaire de Bordeaux, cet exemplaire des Essais de 1588 copieusement corrigé et amplifié par l’auteur où se trouvent aussi quelques mots grecs de sa main et dont Marie-Luce, Mathieu et moi avons établi la toute première édition numérique. Ayant publié ces trouvailles antérieures dans le Journal de la Renaissance (revue éphémère du CESR de 2000 à 2006, aujourd’hui diffusée par Brepols), puis en annexe des Essais de la nouvelle Pléiade en 2007, j’en fus quitte pour reprendre et augmenter ma collecte des notes autographes de Montaigne en leur ajoutant les annotations du Térence. Grâce à l’obligeante médiation de Jean-Étienne Caire,  j’ai pu prendre chez lui des photos de toutes les notes manuscrites de l’exemplaire original, puis m’atteler chez moi aux transcriptions. En 2010, le résultat fut, dans un premier temps, aux Classiques Garnier, un Montaigne manuscrit où, dans la liste des exemplaires annotés par Montaigne, Térence rejoignait ainsi Ausone, Giraldi et Lucrèce, mais aussi César, Nicole Gilles et Quinte-Curce, et encore, pour les ex-libris latins de jeunesse développés en haut de page, un autre César en mains privées, un Flaminio relié avec l’alphabet grec de Lascaris, et un Virgile acheté par Montaigne le 1er janvier 1549, comme le Térence. Dans un second temps, ayant rejoint les BVH à titre gracieux, j’ai édité au format PDF (téléchargeable) toutes les notes de lecture autographes de Montaigne selon trois modes (diplomatique, régularisé, modernisé).

Ce que nous fêtons toutefois aujourd’hui, c’est la toute récente numérisation intégrale de l’exemplaire réalisée, à partir des photographies de Pierre Hamouda, par Gilles Kagan, Toshinori Uetani et Sandrine Breuil, puis mise en ligne par Jean-Louis Bouteiller avant la vente aux enchères de l’exemplaire (Paris, Christie’s, 22 novembre 2021). Adjugé 300.000 Euros (prix marteau, donc sans frais), l’exemplaire a été acquis par une célèbre université des États-Unis à qui, me dit-on, « un de ses anciens élèves franco-américain et fana de Montaigne avait ouvert au XIXe siècle un fonds universitaire dont l’argent ne pouvait être utilisé que pour enrichir la Collection Montaigne » de cette institution privée.

Dans l’incertitude où nous étions alors de la destinée de l’original, l’essentiel était, pour nous et pour les chercheurs à venir, que toutes ces opérations soient achevées au jour J. « Notre plus beau chef d’œuvre, dit Montaigne, c’est de vivre à propos », c’est-à-dire au bon moment (en grec on dit kairos, et tempus en latin). Ce fut un travail collectif, qui demandait, vivement encouragé par le propriétaire de l’exemplaire, héritier d’une maison de famille où se trouvaient, empilés dans la cave, des livres poussiéreux dont celui-ci, aussitôt remarqué par Jean-Étienne Caire, qui aura donc été son second « inventeur ».

Grâce à cette belle et efficace synergie, nous pourrons donc lire désormais sur le fac-similé numérique de l’original les annotations autographes de Montaigne sur ce Térence redivivus de 1538. Plusieurs chercheurs de France et des États-Unis ont déjà remercié par mon intermédiaire les BVH d’avoir mis cette précieuse numérisation à la disposition de tous.

Ainsi que je l’expliquais déjà dans mon introduction de 2014 sur MONLOE on trouve dans les marges de cet exemplaire plus de 230 annotations de Montaigne. Comme l’indiquent deux ex-libris distincts sur la page de titre, une première série a été écrite lorsqu’il avait, précise-t-il, « presque 16 ans », en 1549, et une seconde lui a été ajoutée à l’âge de 20 ans, en 1553. L’une et l’autre rédigées en latin, elles permettent de voir une claire évolution entre ces deux campagnes. À 15 ans, le garçon se contente de placer au plus près des scholies de Donat, Asper et Cornutus, un bon nombre de mots qui complètent les manchettes déjà imprimées en se logeant à l’aplomb desdites manchettes, très près du texte imprimé. À 20 ans, des citations grecques se mêlent aux commentaires et citations latines. Riche de ses lectures, directes ou indirectes, l’étudiant, face au texte même de Térence, allègue Eschyle, Sophocle, Euripide, Théocrite, Plaute, Cicéron, Tite-Live, Ovide, Aulu-Gelle, Lactance, Ausone (auquel renvoient deux notes), et encore Servius Honoratus le lexicographe, Cælius Rhodiginus le compilateur, Thomas Linacre le grammairien et Guillaume Budé le grand helléniste. Comme les annotations du second type, plus amples, occupaient toute la largeur des marges, notamment extérieures, elles ont été rognées lorsqu’à la fin du siècle ou au début du siècle suivant l’exemplaire a été relié, et plutôt sévèrement, avec titre à la plume au dos de la couvrure en parchemin. Il m’a fallu en conséquence restituer les lettres manquantes, soit au début soit à la fin des notes, lettres latines et lettres grecques. Cet exercice à trous fut difficile, mais stimulant. La mise à disposition du fac-similé de l’original permettra sans doute à d’autres spécialistes et curieux, même s’ils ne traversent pas l’Atlantique, d’exercer à leur tour leur sagacité via internet.

Je voudrais ajouter à cette courte présentation du Térence quelques mots sur un exemplaire des Vies de Plutarque qui a été vendu lui aussi aux enchères, voilà un an, à Bordeaux et que j’ai eu le bonheur d’examiner à la demande de l’experte. Signé de Montaigne en page de titre, il contenait quelques annotations en français, que j’ai  pu authentifier et éditer sur le site MONLOE des BVH, là encore un peu avant la vente. Estimé à 30.000-40.000 €, il a été adjugé lui aussi 300.000 € (prix marteau). C’est sans doute cette enchère exceptionnelle qui a conduit le propriétaire du Térence à mettre à son tour son exemplaire en vente. Et c’est elle encore, je crois, qui a fait surgir de sa nuit, très récemment, un 107e volume jusqu’alors inconnu de la « librairie » de Montaigne : une Histoire de Milan de Bernardino Corio imprimée à Venise en 1565, sans annotations ni reliure d’époque, mais signée de Montaigne au bas de la page de titre. Estimé à 30.000-40.000 €, l’exemplaire vient d’être adjugé à Paris, le 7 décembre 2021, pour 30.000 €. Les deux volumes sont de nouveau en mains privées. Les grandes bibliothèques françaises n’ont pu exercer leur droit de préemption. C’est là que la numérisation trouve son utilité, intégrale dans le cas du Térence, très partielle dans celui du Plutarque, du seul titre dans le cas du Corio, 19e livre italien de la liste des livres conservés ou attestés de la « librairie » de Montaigne.

La faim, dit-on, fait sortir le loup du bois. Je crois bien qu’un loup gourmand n’a pas même besoin d’avoir faim. Encore faut-il que le chasseur soit prêt, bien équipé et assez réactif pour l’attraper (il s’agit bien entendu ici de loups virtuels !). Dans les trois situations qui viennent d’être évoquées, l’existence des BVH et de MONLOE a permis des contacts décisifs. C’est un grand plaisir pour moi, et pour toute l’équipe, de constater qu’avec le temps notre site a enfin gagné la visibilité recherchée.

Je vais pour finir vous lire quelques lignes d’un message très émouvant que j’ai reçu voilà deux ans et jusqu’ici gardé par-devers moi.

« Cher Monsieur. Vous m’avez répondu : alleluia ! magnificat ! oserais-je écrire […] J’ai pris connaissance de votre mail à son arrivée à 15h30 hier après-midi. Au même moment un de mes fils et son épouse pénétraient dans ma petite chambre pour venir me visiter. Je n’ai pu m’empêcher de parler de vous  ainsi que de Montaigne lui-même, et ce durant plus d’une heure. […] Je suis bien loin d’être un chercheur et me livre en ce moment, au cours de mes nuits (c’est le seul moment ou l’on peut être tranquille), à un travail totalement inutile, mais qui flatte mon ego et me fait du bien. […] À partir de votre catalogue sur internet mis à jour le 4 janvier 2015, « Vestiges de la librairie de Montaigne : une centaine de livres », auteur par auteur et livre par livre, je recherche sur Abebooks des éditions strictement identiques à celles que possédait Montaigne dans sa librairie et je fais par informatique une fiche par ouvrage avec le descriptif MONLOE complet, une photo de la page de titre avec la signature ou l’ex-libris de Montaigne ainsi que l’extrait de votre catalogue concernant le livre dont il s’agit et sa notice bibliographique de la BnF. À ma fiche, soigneusement décrite, j’ajoute des photos et le descriptif de l’édition ou des éditions que l’on peut trouver aujourd’hui chez les libraires anciens. Votre liste étant parcourue en totalité, c’est 26 fiches au total que j’ai pu réussir à établir. Il m’est même arrivé pour « coller » au plus près des lectures de Montaigne, d’acquérir l’édition de 1538 du Térence, cette édition même que Montaigne lisait à l’âge de « presque 16 ans » […] Hier samedi, j’ai trouvé en Italie et ai acquis ARETINO Leonardo, La Historia universale de suoi tempi dans l’édition de Francesco Sansovinio, Venise, 1561. […] Merci pour les liens des Bibliothèques Virtuelles Humanistes que je pratique déjà assidument. » Écrit à Douai le 28 octobre 2018.

Les BVH pénètrent ainsi jusqu’au creux des solitudes. Un vieil homme s’en régale en notre compagnie. Dans sa lettre précédente, la première de trois, il écrivait : « Je suis âgé de 74 ans et vis comme un chartreux, en maison de retraite, dans une petite chambre encombrée de livres. Depuis l’âge de 16 ans Montaigne est mon compagnon et j’essaie de suivre tout ce qui est publié à son propos. Je dors très peu et j’en suis heureux, la nuit est propice à la méditation et à l’étude. […] Sa signature ou son ex-libris sur la trentaine de livres de sa « librairie » me fascine, « librairie » dans laquelle, grâce aux chercheurs, à internet et au Centre de la Renaissance de Tours, j’aime souvent flâner. »

Cet inconnu, je le sens proche de moi, par les sentiments comme par l’âge. À vous tous il dit merci.

 

Alain Legros
À Tours, le 15 décembre 2021

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