Essais de 1588 et Exemplaire de Bordeaux

Localisation : Bibliothèque de Bordeaux-Mériadeck.

Introduction : L’Exemplaire de Bordeaux (A. Legros, 07/03/2015)
Présentation : Édition numérique de l’Exemplaire de Bordeaux (M-L. Demonet, 06/12/2015)
Bibliographie
Ressources

Édition numérique

Introduction : L’Exemplaire de Bordeaux

L’exemplaire dit de Bordeaux (ci-dessous EB) étant, comme on sait, un exemplaire de l’édition de 1588 retravaillé par Montaigne, qui y a multiplié les corrections et les additions de sa main, il permet non seulement d’avoir accès aux modifications apportées par l’auteur au texte édité en 1588, à l’exception des lacunes (l’exemplaire a été rogné), mais aussi de considérer que ce texte de 1588, même imparfait, a été validé comme tel par celui qui en a fait la base de son nouveau chantier.

Publiés à Paris chez Abel L’Angelier, libraire du Palais, qui bénéficie pour cette édition d’un privilège royal de 9 ans en date du 4 juin 1588, les Essais de 1588 ont ajouté aux deux livres des premiers Essais (éditions bordelaises de 1580 et de 1582, édition parisienne de 1587), un troisième « allongeail » dont ils constituent l’édition originale. « Mon livre, dit cependant l’auteur, est toujours un », et l’unique volume in 4° de 508 feuillets à foliotation continue (au reste souvent fautive) qui réunit les trois livres des nouveaux Essais le dit aussi à sa façon. Sur la page de titre, on ne trouve plus ni les dignités de « Messire Michel » ni ses charges (il n’est plus maire depuis trois ans), mais seulement Essais de Michel Seigneur de Montaigne. Le notable bordelais est passé auteur véritable, presque auteur à succès, et ce changement de statut est loin de lui déplaire : « J’achette les Imprimeurs en Guienne : ailleurs ils m’achettent. » Sous le titre, cinq lignes précisent l’enrichissement par rapport aux éditions antérieures (parmi elles, une possible contrefaçon rouennaise) : Cinquiesme edition, augmentee d’un troisiesme livre et de six cens additions aux deux premiers. Le tout s’inscrit dans un frontispice monumental où les cuirs et les robustes putti gravés imitent le style de Fontainebleau.

La nouvelle préface « Au Lecteur » est datée du 12 juin 1588, jour possible de l’achevé d’imprimer, mais sur certains exemplaires (outre EB, l’exemplaire Lambiotte conservé à Bordeaux, l’exemplaire Solvay conservé à Bruxelles), l’auteur rétablira de sa main la date du 1er mars 1580, lendemain du jour anniversaire de sa naissance, comme le rappelle aussi l’inscription peinte du cabinet de sa tour. C’est un nouveau Montaigne et c’est encore le même, mais plus libre d’allure, qui juge timides et trop impersonnels ses « premiers Essays », dont « aucuns puent un peu l’estranger ». Telle autre considération rétrospective laisse aussi percer l’attente d’un lectorat renouvelé : « ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy j’usoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention, avant qu’elle soit née et la dissoudre : dedaignant s’y coucher pour si peu, et se recueillir : je me suis mis à les faire plus longs : qui requierent de la proposition et du loisir assigné. » Si l’on met à part II, 12, les chapitres du troisième livre sont en effet plus développés d’une façon générale (III, 7 excepté), si bien qu’on passe de 57 chapitres pour le livre I, à 37 pour le livre II, et à 13 pour le livre III. Telle est donc la dernière édition du vivant de Montaigne, vite concurrencée par l’édition posthume qu’EB avait servi à préparer. Montaigne en a aussitôt distribué quelques exemplaires avec dédicace autographe, par exemple à Antoine Loisel et à l’épouse du Dr Le Paulmier qui l’avait soigné au printemps 1588 lorsqu’il était mourant.

La page de titre de l’exemplaire de 1588 devenu Exemplaire de Bordeaux présente plusieurs inscriptions manuscrites à la plume : dans le cartouche ovale en haut de page, quelqu’un a écrit sur deux lignes « Mon » puis « taygne » corrigé en « taigne » ; dans le cadre central se trouve l’ex-libris des Feuillants de Bordeaux ainsi rédigé : « Ex libris foeulliensium s. Anthonij burdigalensium » (et non « s. Aussonii burdigalensis » comme lu par Sayce et Maskell, p. 16) ; plus bas et après avoir biffé les cinq lignes imprimées (mais à un autre moment, comme le révèle une récente analyse des encres effectuée par l’IRAMAT à la demande des BVH et de l’IRHT), Montaigne a écrit de sa main « Sixieme edition », puis « Viresque acquirit eundo », hémistiche par lequel Virgile disait comment s’enfle la rumeur et dont l’auteur des Essais fait une épigraphe pour ce livre-enfant qu’il regarde grandir. C’est en effet aux Feuillants du monastère Saint-Antoine que la veuve de Montaigne avait donné EB et c’est chez eux qu’il a été consulté par quelques érudits avant d’être « retrouvé » en 1772, puis transporté plusieurs fois de Bordeaux à Paris. Il est aujourd’hui trésor national et conservé en tant que tel à la Bibliothèque de Bordeaux-Mériadeck sous la cote S 1238 Rés. Le fac-similé numérique de ce document a été réalisé en mai 2016 par la Bibliothèque nationale de France en partenariat avec la Bibliothèque municipale de Bordeaux et les BVH.

Parmi les particularités qu’offre la partie manuscrite d’EB, n’en retenons ici que quatre, dont trois concernent des autographes : la liste de consignes destinées à l’imprimeur au verso de la page de titre ; les corrections de l’avis « Au Lecteur », dont celle de la date (1er mars 1580) ; le titre court des pages 1v et 2r autrement réparti (« ESSAIS DE MICHEL DE » en page de gauche, « MONTAIGNE LIV. I » en page de droite ; trois additions dictées à Marie de Gournay aux feuillets 42v, 47r et 290v-291r. Dans ce dernier exemple, la distinction des mains déjà établie reçoit aujourd’hui un début de confirmation grâce à l’analyse des encres menée par l’IRAMAT sur le seul feuillet 42v : c’est bien Montaigne qui a placé le premier mot et Gournay, sous son contrôle a écrit la suite. Cela a sans doute eu lieu lors du séjour de Montaigne chez elle, en Picardie, au moment où EB est passé du statut d’épreuve minutieusement corrigée par l’auteur et destinée à l’imprimeur à celui d’exemplaire de travail en vue d’une nouvelle édition. Marie Le Jars ne reverra EB que lors de son long séjour en Périgord, de mai 1595 à juillet 1596, donc après la parution des Essais de 1595. Il faut aussi noter, dans la marge du f. 290v, qu’au beau milieu de l’addition Gournay, un signe d’insertion familier à Montaigne (encre non encore analysée) signale l’ajout d’un développement que les deux pages en regard, saturées, ne pouvaient accueillir. Dans ce cas précis et par exception, force nous est d’admettre l’existence en ce lieu d’une feuille volante dont témoigne le texte posthume et qui a disparu.

Si, à l’exception de la nouvelle Pléiade, toutes les éditions modernes des Essais prennent le texte d’EB pour base, on ne doit pas oublier que les débuts ou fins de lignes manuscrites dans les marges et parfois aussi plusieurs lignes en tête et en pied de page ont subi le couteau du relieur. Ainsi ont disparu plusieurs des signes d’insertion ou « guidons » qui mettaient un peu d’ordre dans les additions (on en compte une cinquantaine de sortes). Le texte qu’on déclare éditer « selon EB » est en réalité édité selon EB et 1595, même par ceux qui considèrent comme « apocryphe » l’édition posthume (ne l’est-elle donc plus quand on a besoin d’elle pour combler les lacunes du document « authentique » ?). En toute rigueur, ces lacunes doivent être respectées dans une transcription fondée sur l’existant. C’est précisément l’un des intérêts (parmi d’autres) d’une édition numérique que de pouvoir donner au lecteur le choix d’afficher ou non les lettres, mots et phrases de 1595. Ils se trouvaient peut-être aussi dans EB, mais on ne peut en être sûr. Restent la question de la chronologie relative des interventions manuscrites, que les procédures mises en œuvre devraient pouvoir permettre d’élucider, et celle que posent les ajouts biffés sans lendemain, que seul un œil exercé peut déchiffrer, à l’instar du très remarquable « M. Routhier » auquel Ernest Courbet accorde une simple note de bas de page dans sa préface au volume I de la monumentale Reproduction typographique de l’Exemplaire de Bordeaux, Paris, Imprimerie Nationale, 1906 (antidaté, pour 1913) ou du non moins remarquable « M. Cagnieul » dont la préface de l’édition dite municipale (Bordeaux, Pech, 1906-1933) parle en ces termes, p. XX et XXI : « M. Cagnieul, sous-bibliothécaire de la Bibliothèque municipale, avait été chargé par la Municipalité d’établir une copie figurée de notre exemplaire. Ce n’est pas lui qui a le premier lu les variantes, elles avaient déjà été déchiffrées, et par M. Routhier, pour l’édition Courbet et Royer, et par M. Manchon pour la future édition Guizot. Mais outre que M. Cagnieul a mieux lu que ses devanciers les variantes et les ratures, il est le premier qui les ait classées méthodiquement, qui ait démêlé leur succession, qui ait fixé la méthode et établi cet ‘art de lire le manuscrit de Montaigne’ dont nous avons parlé. C’est un initiateur et un maître. »

Présentation : Édition numérique de l’Exemplaire de Bordeaux (Essais de 1588 annotés par Montaigne)

Le programme des « Bibliothèques Virtuelles Humanistes » (BVH) du CESR met en ligne depuis 2003 des ouvrages de la Renaissance, en fac-similé, et en mode texte quand cela est possible. Le projet MONLOE a pour épicentre la transcription experte de l’Exemplaire de Bordeaux (EB), exemplaire exceptionnel des Essais de 1588 (voir sa description par Alain Legros ici-même) qui justifie à lui seul l’acronyme de « Montaigne à l’œuvre » pour l’ensemble du projet MONLOE. EB est présenté en ligne dans une version en mode texte cherchable, dans l’imprimé et dans les parties manuscrites, y compris dans toutes ses ratures, ses « litures » et ses « trassures » comme Montaigne les appelle. Élément d’un corpus à la fois organique et rationnel, cette édition a été élaborée à partir de la lecture des Essais en restituant au mieux les différents codes graphiques et typographiques utilisés par Montaigne: si les outils sont instables, les transcriptions, les codes et les balises seront interprétables encore longtemps. La notion d’œuvre, opus, y semble réfractaire et pourtant elle est également l’objet de cet intérêt pour les Essais, œuvre littéraire, texte de philosophe et œuvre d’art.

La mise à jour du 16 juin 2016 de l’édition numérique a pu bénéficier de la nouvelle numérisation de cet exemplaire par la Bibliothèque nationale de France[1], ce qui permet l’affichage du texte et du fac-similé en vis-à-vis. Les principes d’édition ouverte mis en œuvre par les BVH permettent de récupérer le texte en trois formats différents à partir de l’onglet « Télécharger »: en PDF, en XML/TEI, en HTML. La version XML/TEI déploie tous les codes utilisés et montre dans son « header » les différentes personnes impliquées dans la création du fichier, avec son historique. Financée sur fonds publics[2], cette édition est librement accessible et réutilisable sous conditions selon la licence Creative Commons CC-BY-NC-SA[3].

Établissement du texte

L’édition numérique d’EB permet de visualiser et d’explorer les strates décelables dans la rédaction des Essais, méthode plus archéologique que génétique ou strictement diachronique: la notion de « strate » fait souvent oublier l’importance du travail de fouilles et des interprétations proposées par les lecteurs. Une telle édition se distingue nettement du texte de Villey-Saulnier tel qu’on peut le consulter sur le site de Chicago: cette version ne peut toutefois être considérée comme une reproduction optimale d’EB car elle lisse et arrange le texte, modifie l’orthographe et la ponctuation, recourt à l’édition posthume de 1595 sans toujours l’indiquer, notamment pour les mots isolés et les expressions[4]. En outre, des erreurs de distribution des strates ont été remarquées. EB numérique offre ici la transcription intégrale de toutes les additions et retouches sur l’imprimé —dont les parties raturées— par le jeu des couleurs, avec les modifications manuscrites et les restitutions indispensables à partir de l’édition de 1595.

La transcription de base réalisée à l’identique respecte la présentation physique du livre avec les usages typographiques de l’époque (alignement, répartition des i/j et u/v, signatures, titres courants). Un enrichissement par des balisages appropriés (en XML/TEI) a été réalisé pour signaler des coquilles et surtout pour marquer toutes les interventions manuscrites de Montaigne, ponctuation comprise. Le lecteur peut choisir, à partir de l’onglet flottant en haut à droite « Options de consultation » (« TEI viewer »), de voir ou non le texte original/ régularisé/ corrigé, avec les différentes couleurs et les styles désignant la nature du texte transcrit:

  • en italique: toutes les additions marginales manuscrites figurant sur EB
  • en italique et en surlignage bleu: les additions et substitutions
  • en surlignage gris: les passages imprimés ou manuscrits raturés
  • en surlignage marron orangé et en romain: les passages manuscrits restitués à partir de l’édition de 1595 (et avec les graphies de cette édition) ou par nous-mêmes.

Les info-bulles qui s’ouvrent au passage de la souris, les liens hypertexte, le surlignage en couleur offrent une signalétique de l’apparat critique plus ouverte que la présentation en livre. Toutefois, l’absence de codes pour des caractères manuscrits non gérés par Unicode oblige à simplifier l’affichage des caractères en HTML. Les éditions en ligne sont limitées à l’affichage par ce langage, notamment pour la présentation des marges et pour la lecture en parallèle du texte édité et du fac-similé, avec la disposition en volumen que nous avons choisie. Il n’est pas possible, avec l’outil XTF qui gère l’ensemble, de différencier marges gauches et droites et les essais de zonage génétique pour restituer les emplacements des additions n’ont pas été concluants.

La transcription brute des Essais a été transformée en véritable édition critique numérique par le balisage à partir d’un fichier-base en XML/ TEI, générant pour l’instant deux niveaux:

1) Quasi-diplomatique ou fac-similaire
2) Régularisé

Niveau 1, quasi-diplomatique: les médiévistes du laboratoire ICAR (ENS-Lyon) ont choisi de l’appeler « allographétique » ou « fac-similaire », terminologie tentante. Cette transcription respecte la répartition des i/j et u/v, les abréviations, et ne modifie rien aux accents, à la ponctuation, aux majuscules[5]; elle conserve le lignage (avec les césures qui s’imposent) et la pagination de l’original; les erreurs sont corrigées et encodées avec le jeu de balises <sic> et <corr> et peuvent être typées en indiquant la source de la correction (1580, 1582, 1595, ou nous-mêmes). La balise <choice> permet de gérer les différentes possibilités d’affichage. Le seul point qui ne soit pas strictement « fac-similaire » est l’absence de distinction entre les différentes formes de s, de v, de d et de g qu’Alain Legros a reproduites dans ses transcriptions en PDF (I, 21 et lettres). Comme elles demandent des caractères spéciaux, elles ont été pour le moment neutralisées, tout comme les ligatures qui pourraient donner lieu à un encodage spécifique: cela n’est pas dans nos priorités car le coût de ce balisage minutieux est considérable. Un système d’affichage des différents « guidons » ou marques d’insertion, dont A. Legros a déjà fait la typologie, demanderait la création de glyphes spécifiques en Unicode: la description en est faite dans le fichier ci-joint et en attendant ces signes sont indiqués uniformément par le glyphe .

Niveau 2, régularisé : la répartition moderne (ou dissimilation[6]) des i/j et u/v est obtenue automatiquement par un script spécifique, puis encodée et contrôlée; de même, les abréviations sont développées (ã > an ou am), les apostrophes régularisées (quil > qu’il, lon > l’on) sans intervention sur les majuscules ni la ponctuation. Une fois les césures de fin de ligne ou de page supprimées, ce niveau est celui sur lequel sont lancés les logiciels de TAL (Traitement Automatique du Langage).

Le protocole appliqué est celui de la TEI-Renaissance utilisé par les BVH depuis 2007[7]. Le projet utilise le langage XSLT (Extensible Stylesheet Language Transformations) qui permet de générer semi-automatiquement la désabréviation et la dissimilation des textes transcrits et ainsi de passer de l’état quasi-diplomatique à l’état régularisé, de styler les différentes portions du texte et d’affecter des couleurs aux niveaux d’intervention que nous souhaitons distinguer[8].

Les citations, balisées selon leurs langues, seront triées et indexées, et un développement ultérieur assez long permettrait de les associer aux traductions et aux ouvrages de la « librairie » quand ils ont été conservés : telle citation de Lucrèce serait ainsi liée à la page correspondante en fac-similé du Lucrèce numérisé, laquelle donnera accès aux éditions disponibles.

Certaines lectures sont inédites : tout récemment, A. Legros a pu lire sous une rature de « Sur des vers de Virgile » ce qui n’avait pas été entièrement déchiffré jusqu’ici, une remarque non publiée dans l’édition de 1595 et qui désigne clairement « Au lecteur » comme une « préface » ; la rature signale un retour sur une audace confidentielle dont Montaigne laisse le lecteur finalement seul juge :

Ma preface liminere montre que ie n’esperois pas tant oser » (III, v, f. 390r°=398r°)[9].

Le verbe « oser » n’avait pas pu, jusqu’ici, être lu[10]. Certains détails sont ainsi extrêmement intéressants pour l’interprétation des Essais et font l’objet de publications au fur et à mesure.

On pourra commodément lire sous la rature cette autre rétractation de Montaigne dans « Du repentir », à propos de la qualité médiocre de 1580, édition aussi mal imprimée que pour un « almanach » :

En mon climat de gascouigne on tient pour drolerie de me veoir imprimè. Les honestes homes et lettrez de quoi il y a foison /qui y sont du païs/ y passent les yeus come sur un Almanach ou matiere plus uile/ inutile/ si [=aussi] l’impression en souffre Ailleurs ie suis mieus receu specialemēt au plus louin D’autāt que la conoissance qu’on prent de moi s’eslouigne de mon giste, mieus ien uaus d’autant mieus […] I’achete les imprimurs en Guiene: en France ailleurs ils m’achetent. (III, ii, f. 352v°=360v°)

Voilà des exemples de ce que la « philologie numérique »[11] telle qu’on la définit actuellement peut apporter, en s’appuyant sur les acquis d’une longue tradition ecdotique et en offrant au chercheur la possibilité de revenir sur le document, de marquer spécifiquement la rature (balise <del> pour delete) tout en permettant la fouille du texte.

Les principes de cette philologie augmentée appliqués par l’éditeur scientifique suivent les exigences de base de la philologie traditionnelle: traitement des variantes et des fautes de typographie, erreurs et confusions de l’auteur, mais nous n’ajoutons pas artificiellement des accents aigus sur les participes passés des verbes du premier groupe, ni d’accent grave pour distinguer entre a et à, des et dès, etc. Le reste de l’apparat critique, l’enrichissement encyclopédique, les glossaires, l’identification des sources, les explications qui vont de l’élucidation du texte à l’interprétation, relèvent d’une autre couche de la philologie, numérique ou non.

Les recherches sur le texte et les traitements statistiques seront permis avec PhiloLogic (« Recherche par mots » – Université de Chicago)[12] et avec l’outil textométrique TXM (Lyon)[13]. Il faut toutefois préparer le texte et modifier le jeu de balises afin de permettre le balisage automatique en mots. Les niveaux d’annotation sémantique (entités nommées, citations, traductions) seront enrichis ultérieurement. Les premières analyses statistiques avec TXM montrent déjà l’important déficit en virgules et deux-points dans les parties manuscrites d’EB[14].

Rhétorique de l’écrit imprimé

La fouille archéologique des Essais entretient l’espoir d’entrevoir un mode de composition, plutôt que ses secrets de fabrication. Au moins pouvons-nous observer, notamment à partir des manuscrits témoins et de la différence entre les éditions, comment Montaigne opère, selon un processus qui relève à la fois de la représentation des concepts par la phantasia, la « fantaisie », et de la fantasia musicale: une improvisation à partir de sujets « tracassés » comme il dit, mais cousus, décousus et recousus à sa manière.

L’image la plus proche de la parole spontanée se trouve dans les vraies lettres familières, non destinées à la publication, les billets hâtivement rédigés, et peu dans les écrits juridiques formés au moule de la tradition des parlements. Les additions marginales d’EB semblent plus « parlées », mais lorsqu’elles sont recopiées (cas de certaines additions longues, bien calibrées en fonction de l’espace disponible), il s’agit tout de même d’un écrit destiné à la publication, moyennant un intermédiaire professionnel qui, à partir de cette copie ou d’une autre, aura distribué points, virgules et majuscules selon les indications de l’auteur : si celui-ci est mort, c’est la loi de l’imprimeur et des nouveaux éditeurs qui s’applique.

Pour reprendre la terminologie médicale et rhétorique commune à Aristote, Galien et Quintilien, la page imprimée présente les caractères en tant que semeia tekmeria, signes « nécessaires » à partir desquels on infère des relations normées entre l’oral et l’écrit dans une société en train de construire ses normes langagières. Les manuscrits de Montaigne et ses interventions sur l’imprimé, pour lesquelles on peut séparer additions ou corrections sémantiques d’une part, et retouches de ponctuation d’autre part, sont les témoins d’une prise de conscience des possibilités sémiotiques différentielles de ces manifestations graphiques.

Le livre et sa multiplication provoquent une mise en forme de l’oral qui ne se traduit pas seulement par l’application de normes orthographiques, comme cela a déjà été très bien étudié par Nina Catach, mais aussi par l’imposition plus ou moins consciente de ce que j’appelle une « rhétorique de l’imprimé » et plus globalement ici une rhétorique de l’écrit imprimé: elle n’a plus grand chose à voir avec la parole spontanée et donne à la page typographique un rôle de structuration cognitive du contenu et une sorte d’universalité.

En France, à partir de 1530, de Geoffroy Tory et de son Champfleury qui propose une véritable « quadrature » des lettres[15], la langue française est vouée à une promotion de l’écrit comme modèle et moule de l’oral, inversant la relation naturelle entre les scripta et les voces et accordant aux écrits une relation directe avec les concepts. Les scripta imprimés portent un supplément de signification dans tout ce qui n’est pas nécessaire à la rédaction du brouillon et qui est peu marqué dans les additions marginales d’EB : la ponctuation syntaxique, les majuscules de scansion, l’indentation des citations, les italiques, les accents diacritiques. En revanche, tous ces éléments bien présents dans l’imprimé, même lorsqu’il est surchargé par les modifications de la ponctuation, sont des signes cognitifs, la plupart du temps non oralisables. La page imprimée met de l’ordre et de l’ornement : elle multiplie les repères spatiaux, les bandeaux, les lettrines, la hiérarchie des caractères, tous éléments d’une sorte de « politesse typographique » qui oblige à revoir le ou les sens que Montaigne donne au verbe « dicter »[16].

6 décembre 2015
Mis à jour le 11 juin 2020

Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, CNRS, Institut Universitaire de France
Université François-Rabelais, Tours
marie-luce.demonet@univ-tours.fr

Ont participé à cette édition :
CESR-BVH : Marie-Luce Demonet, Alain Legros et Mathieu Duboc (éditeurs scientifiques).
Ingénieurs, CESR-BVH : Lauranne Bertrand, Anne-Laure Allain, Sandrine Breuil, Sébastien Busson, Élise Gauthier, Rémi Jimenes, Axelle Objois, Myriam Olivier, Toshinori Uetani.
Stagiaire, CESR-BVH : Jessica Allen
MSH Val de Loire (Orléans-Tours) : Jorge Fins
ICAR (ENS-Lyon) : Alexei Lavrentiev, Serge Heiden

[1] Numérisation de l’exemplaire de Bordeaux par la BnF et la Bibliothèque municipale de Bordeaux, en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11718168/f7.image
[2] ANR MONLOE, équipex BIBLISSIMA, BSN5-Bibliothèque Scientifique Numérique, MSH Val de Loire, Université de Tours, CNRS, Région Centre, Ministère de la culture et de la communication
[3] Pas de réutilisation sans autorisation, et mention obligatoire de la provenance.
[4] Les Essais, [d’après EB], éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965.
[5] La version diplomatique selon le manuel de l’École des chartes ne conserve pas la séquence virgule + majuscule, par exemple. Malgré son soin dans la reproduction des ratures, l’édition Courbet-Armaingaud modifie certaines graphies (accents, esperluette/ et) et surtout la ponctuation.
[6] « Dissimilation »: distribution « ramiste » des i/ j et u/ v.
[7] Disponible dans le Manuel d’encodage en ligne http://www.bvh.univ-tours.fr/XML-TEI/index.asp
[8] Développées par Jorge Fins et Lauranne Bertrand.
[9] Déchiffrement proposé par Alain Legros, à la demande de Mathieu Duboc, ingénieur d’étude chargé de la transcription (difficile) des parties manuscrites d’EB et de l’encodage. Voir A. Legros, « ‘Ma préface montre que je n’espérais pas tant oser’, avait écrit Montaigne », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 2015, 60-61, p. 83-91.
[10] L’édition Courbet-Armaingaud ne transcrit rien à cet endroit (Les Essais de Montaigne, éd. E. Courbet (I) et A. Armaingaud (II-III), Paris, Imprimerie Nationale, 1906-31). André Tournon lit « dire », ce qui ne correspond pas à ce que l’on peut voir sous la rature (Les Essais [d’après EB], éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, III, p. 548, note sur la p. 167).
[11] J’ai présenté cette notion dans « Les Essais encadrés par la philologie numérique: est-ce bien raisonnable ? », communication donnée à l’atelier de lecture Montaigne de Lyon III et du labex COMOD, org. T. Gontier et et E. Ferrari (7 février 2014, vidéo en ligne).
[12] http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon/philologic.asp; PhiloLogic est développé à l’université de Chicago par Mark Olsen: http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/philologic/. EB n’a pas encore été traité.
[13] Voir la description de cet outil développé par le laboratoire ICAR (ENS-Lyon, S. Heiden et A. Lavrentiev).
[14] Ces résultats sont présentés dans la vidéo du colloque de Bordeaux 2014. Ils ont été détaillés lors du colloque de Salamanque sur la ponctuation au Moyen-Âge et à la Renaissance (23-25 septembre 2015), « Ponctuer et dicter dans les Essais ».
[15] Geoffroy Tory, Champfleury…, Paris, Gilles de Gourmont, 1529, f° 18v° passim.
[16] Marie-Luce Demonet, « Rhétorique de l’écrit imprimé à la Renaissance », colloque SHESL/HTL, Paris, janvier 2013, Écriture(s) et représentations du langage et des langues, à paraître dans Histoire, Épistémologie, Langages, 2016.

Bibliographie

  • Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, 2008 : « Édition de 1587 » (J. Balsamo et P. Desan), « Édition de 1588 » (J. Balsamo), « Exemplaire de Bordeaux » (P. Desan), « Exemplar » (id.).
  • J. Balsamo et M. Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain (1574-1620), Genève, 2002, p. 239-243.
  • J. Balsamo, « EB vs 95: un débat bien français pour une question mal posée », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, n° 2, 2013, p. 269-286.
  • J. Balsamo, « Mises au net, copie d’auteur, copie d’imprimeur: note sur les formes de l’autographie dans la genèse éditoriale », Seizième siècle, n° 10, 2014, [p. x-y].
  • C. Blum et A. Tournon éds., Editer les Essais de Montaigne, Paris, 1997.
  • M.-L. Demonet et A. Legros, « Montaigne à sa plume. Quatre variantes d’une correction de date dans l’avis au lecteur des Essais de 1588 », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome 75, 2013/1, p. 113-120.
  • P. Desan éd., Reproduction en quadrichromie de l’Exemplaire de Bordeaux, précédée d’une « Histoire d’EB », Chicago-Fasano, 2002, puis Paris, 2011.
  • P. Desan, « Les Essais sur vingt ans: remarques sur le travail de Montaigne », La librairie de Montaigne, Cambridge French Colloquia, 2012, p. 201-213.
  • P. Iemma, Les Repentirs de l’Exemplaire de Bordeaux (Montaigne Essais, Livre I), Paris, H. Champion, 2004.
  • A. Legros, Montaigne, Essais I. 56., « Des Prières ». Édition annotée des sept premiers états du texte avec étude de genèse et commentaires, Genève, Droz, 2003.
  • A. Legros, « Montaigne et Gournay en marge des Essais : trois petites notes pour quatre mains », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome 65, 2003/3, p. 613-630.
  • A. Legros, « Nous deux, mais c’était lui ou moi (Montaigne et/ou La Boétie », Genesis, n° 29, p. 159-164.
  • C. Magnien, « Litures et trasseures au chapitre « De la physionomie »: réflexions sur la rature dans l’Exemplaire de Bordeaux », Montaigne Studies, vol. 26, 2014, p. 87-103.
  • R. A. Sayce et D. Maskell, A Descriptive Bibliography of Montaigne’s Essais, Londres, 1983, p. 9-17.
  • M. Simonin, L’encre et la lumière, Genève, 2004, p. 509-522 et 551-647 (réunion de plusieurs articles antérieurs sur l’édition de 1588, EB et les Feuillants).

Ressources

3 réflexions au sujet de «  Essais de 1588 et Exemplaire de Bordeaux »

  1. Ping : Édition numérique de l’exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne (1588) | Bibliothèques Humanistes

  2. Ping : The BVH in Tours: digital library of image, text and data – TEI Conference Wien, September 30th 2016 | Bibliothèques Humanistes

  3. Ping : L’Exemplaire de Bordeaux des Essais annotés par Montaigne (1588-1592) au Registre international du patrimoine mondial de l’UNESCO « Mémoire du monde » | Bibliothèques Humanistes

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